Alors que la réouverture des salles est imminente, l’enthousiasme était de mise parmi les quelques éclaireurs qui ont eu la chance d’assister à la nouvelle production de l’Académie de l’Opéra de Paris au Théâtre des Bouffes du Nord vendredi 14 mai. Contingence du calendrier et choix de la scène, le lever de rideau est donc intimiste, à l’image de l’œuvre et de son sujet : le Viol de Lucrèce composé en 1946 par Benjamin Britten.
Le librettiste, Ronald Duncan, tire son œuvre de la pièce éponyme d’André Obey, lui-même puisant son inspiration dans l’histoire antique Romaine : Lucrèce, la femme vertueuse de l’officier Collatinus est violée par le prince étrusque Tarquin, jaloux de cette fidélité maritale. Préférant la mort que le déshonneur, elle se suicide, entraînant la révolte du peuple et la chute du tyran en faveur de la République.
Ecrit dans une Angleterre meurtrie et dévastée par la guerre, cet « opéra de chambre » singulier est écrit pour un effectif musical réduit : un orchestre de treize musiciens et deux « chœurs », incarnés par un chanteur et une chanteuse, ici Andrea Cueva Molnar et Tobias Westman, dont on peut déjà souligner la grande qualité de la diction. La partition, sans démonstration grandiloquente nécessite toutefois une précision exigeante ; un défi pour les huit jeunes chanteurs de l’Académie de l’Opéra de Paris qui doivent en plus assumer une présence scénique suffisante pour porter la force poétique du texte.
Mais cette petite troupe ne tremble pas malgré cette configuration et ce sujet délicat. Elle démontre à la fois tout son potentiel vocal et sa capacité à s’engager pleinement sur scène, offrant une prestation très convaincante.
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La basse Aaron Pendleton se distingue par son coffre imposant et incarne un Collatinus fier mais impuissant devant le malheur qui touche son foyer ; le baryton Alexander York est un sauvage et sensuel Tarquin, débordant d’orgueil. La mezzo Marie-Andrée Bouchard-Lesieur grâce à la ligne claire de sa voix, sait, avec beaucoup de justesse, incarner une Lucrèce édifiante, victime finalement jamais terrassée. A noter également la performance de l’autre mezzo, Cornelia Oncioiu, dont le timbre chaud et le jeu expressif permettent de donner à Bianca son caractère coloré qui dénote dans cette sombre tragédie.
Et des couleurs, il n’en manque pas non plus dans la partition de Britten que les jeunes musiciens de l’Orchestre-atelier Ostinato interprètent avec envie, menés par la baguette précise de Léo Warinsky. Qu’on songe aux stridulations de la harpe dans le premier acte ou à la complainte du cor anglais qui se mêle à la douleur de Lucrèce au retour de Collatinus : l’apparente simplicité des moyens laisse place à une intensité pénétrante.
La mise en scène, discrète mais pertinente, y participe aussi largement. Puisque le destin de Rome s’est joué dans la noirceur d’une chambre, pour la metteure en scène Jeanne Candel il s’agit ici de jouer entre les fils délicats des relations intimes qui forment les nœuds inexorables de l’Histoire. De quoi suggérer la complexité du récit et la violence des événements. Mais aussi d’enchevêtrer la musique au théâtre par la place qu’occupe l’orchestre sur scène, rappelant par ailleurs le travail des compagnies lyriques labellisées autour du « théâtre musical ». Dans tous les cas, c’est l’occasion d’un « théâtre laboratoire », comme elle le mentionne – qui invite à une interprétation atemporelle de l’oeuvre.
Britten aurait insisté auprès de Duncan pour proposer une lecture messianique de cet événement, afin que, malgré l’horreur, le spectateur, tout juste sorti de la guerre, puisse garder l’espérance des jours meilleurs. A l’heure où la crise a fragilisé nos horizons, cette production nous permet au moins de garder l’assurance que « le monde d’après » ne manquera pas de talents.