La boucle semble bouclée pour Calixto Bieito. Alors que la création de son Ring approche à grands pas et fait déjà parler d’elle, la Grande Boutique reprend son premier spectacle sur ses planches : le Lear d’Aribert Reimann. Depuis, l’homme de théâtre nous a habitués à toutes les violences possibles et imaginables, mais elles nous semblent justifiées plus que nulle part ailleurs ce soir.
Pourquoi le spectacle fonctionne-t-il si bien ? Tout simplement parce que la musique de Reimann est en parfaite adéquation avec le langage de Bieito. Bien que se revendiquant affranchi de toute école, le compositeur n’en est pas moins un produit de son temps : les principes aléatoires de l’école polonaise façon Lutosławski et Penderecki ne sont pas bien loin, et cette musique évoluant en clusters, textures acides et percussion fracassantes fait également écho à celle de son compatriote Hans-Werner Henze. Si la première demi-heure du spectacle à de quoi rebuter (on est toujours à la limite du cri pour les chanteurs, et de la saturation pour les instruments), la scène dans la lande nous offre les premiers instants d’une poésie désolée qui s’avèrera toujours très à propos.
De cette masse sonore incandescente, Calixto Bieito fait un spectacle cru, violent, mais jamais gratuit. La cruauté de la mise en scène n’est que l’écho de celle des personnages, et leurs actions sont portées presque avec sobriété et froideur à la scène. La direction d’acteur est tout à la fois précise, efficace, convulsive et attachante. A ce titre, les deux pietà que forment le couple Lear et Cordelia lors de leur retrouvailles et à la toute fin de l’opéra sont d’un effet saisissant. Comme souvent chez le metteur en scène, le décor est unique, mais il ne faut pas plus qu’une douzaine de planches coulissantes à Rebecca Ringst pour évoquer le dédale psychologique dans lequel errent les personnages. Les lumières hantées de Franck Evin et la vidéo poétique mais inquiétante de Sarah Derendinger contribuent de façon significative à la courbe dramaturgique.
Lors de la création du spectacle en 2016, nous saluions déjà ici la grande qualité du plateau vocal, qui, à quelques exceptions près, est identique ce soir. Selon le vieil adage qui veut que les meilleures soupes soient faites dans de vieilles casseroles, et avec tout le respect que nous avons pour la distribution, nous nous permettons de dire que ces vieilles casseroles se défendent toujours aussi bien. Gidon Saks est un Roi de France bref, mais convaincant, tandis que les aigus dardants de Michael Colvin (Prince de Cornouailles) conviennent tout à fait à son personnage. Kor-Jan Dusseljee semble plus fatigué, mais son Comte de Kent également bref ne le met pas outre mesure en danger. Dans la course aux aigus, c’est incontestablement Andreas Conrad, en Edmund, qui termine en haut du podium : on ne compte pas les contre-ut, ut-dièse et ré qui fleurissent tout au long d’un rôle campé avec vaillance, et sans céder aux facilités du cri plus que nécessaire. Plus discret, le Prince d’Albany de Derek Welton n’en est pas moins noble, mais c’est Lauri Vasar qui à le mérite de faire du Comte de Gloster le seul personnage véritablement humain du drame. Son baryton n’est pas le plus velu de la soirée, mais sa grande musicalité met en lumière toute la puissance émotionnelle de la musique et du texte. Andrew Watts, mi-ténor, mi-contre ténor impressionne par la rondeur de son timbre en voix de tête. La chanson de Tom-le-fou, alias Edgar dans la scène de la lande le montre sous son jour le plus musical.
Du trio féminin, c’est avant tout la nouvelle venue Evelyn Herlitzius qui impressionne par son timbre puissant, acéré, mais tout à fait en accord avec son personnage. Son jeu d’actrice oscille toujours entre hystérie et majesté, faisant de Goneril un protagoniste saisissant. Moins électrique, plus fluette (toutes proportions gardées), Erika Sunnegårdh peine d’abord à s’affirmer à côté d’elle, mais un investissement scénique total ne font pas démériter sa Regan. Annette Dasch possède encore juste assez de fraîcheur dans la voix pour défendre sans peine le personnage de Cordelia. Quelques aigus passent péniblement, mais ce n’est que pour mieux ménager les moments de tendresse et de candeur.
Bien sûr, c’est Bo Skovhus qui s’impose comme le roi de la soirée. Non content de ses moyens vocaux phénoménaux, il incarne Lear avec une conviction telle que la scène finale nous emmène au bord du soutenable. Se souvenant du créateur du rôle, il n’oublie pas de ménager quelques poignants instants de douceur et d’innocence.
Tout comme en 2016, Fabio Luisi officie souverainement au pupitre, ayant le mérite de fédérer les nombreux instrumentistes et choristes sous une battue sans équivoque. Les hommes du chœur de l’Opéra, préparés par Alessandro Di Stefano, brillent eux aussi par l’homogénéité de leur prestation. Alors que le public clame un enthousiasme sincère pour l’œuvre et pour la distribution, Luisi nous offre le luxe de venir faire saluer un Aribert Reimann comblé par la représentation.