Quelle célimène délicate et chatouilleuse que l’opérette ! La traiter avec insuffisamment d’égard peut la discréditer ; lui accorder trop d’attention n’est pas davantage lui rendre service. Pour preuve, La Fille de Madame Angot à l’Opéra Comique jusqu’au 5 octobre, puis à Nice, Avignon et Lyon les saisons prochaines. Dans un de nos meilleurs théâtres lyriques, avec des moyens dignes d’une grande production, le choix d’un metteur en scène reconnu et de gosiers rompus à des répertoires autrement exigeants ne suffit pas à avaliser le retour du chef d’œuvre de Charles Lecocq Salle Favart après 85 ans d’absence.
Au risque de se répéter, est-il obligatoire d’user de la transposition pour aider le public d’aujourd’hui à mieux appréhender les ouvrages d’hier ? Aidée par la musique, la mise en scène de Richard Brunel parvient à stimuler une intrigue privée de ressorts. Mais un décalage immédiat s’installe entre la représentation de l’action aux heures les plus chaudes de mai 1968, et le livret, si ancré dans le Directoire qu’il multiplie les références à cette période et en convoque plusieurs figures historiques – Pitou, Lange… Qu’à la fin du XVIIIe comme du XXe siècle, la révolte gronde ne rend pas moins incongrue la présence d’un poète royaliste dans un atelier d’assemblage de carrosserie. Sous les pavés, la plage ; sur les grilles de l’usine, des banderoles noircies de slogans. Une tournette favorise le passage de l’aciérie vers le salon de Mlle Lange, devenu salle de cinéma. Le duo des retrouvailles, « Jours fortunés de notre enfance », donne lieu à une parodie des Demoiselles de Rochefort qui forme le numéro plus abouti de la soirée. Las, les gradins des salles obscures s’avèrent peu propices à la valse supposée dissimuler les manigances des conspirateurs. On ne nous fera pas prendre des vessies pour des lanternes, des baisers pour des pas de danse et de Gaulle pour Barras. Quelques huées sanctionnent le parti pris au moment des saluts.
© Jean-Louis Fernandez
A l’époque de Lecocq, « les chanteuses assuraient le succès des productions tandis que les chanteurs décevaient régulièrement », explique Alexandre Dratwicki dans le programme – très complet, comme toujours à l’Opéra Comique. Les temps ont changé. Hélène Guilmette et Véronique Gens doivent s’incliner devant leurs partenaires masculins. La première crayonne une Clairette en mal de brio, de clarté et de cette fraicheur consubstantielle aux jeunes filles en fleur de l’opérette. Mlle Lange contraint la seconde à d’inconfortables efforts de projection, comme si le rôle ne tombait pas dans sa voix. Devoir lire les surtitres pour ne pas perdre un mot du texte chanté est un comble s’agissant d’une interprète émérite de la tragédie lyrique et de la mélodie. Julien Behr porterait beau en Ange Pitou si l’émission trop en arrière n’atténuait l’éclat du séducteur et ne le rendait lui aussi difficile à comprendre. Ce sont finalement les seconds rôles qui tirent leur épingle du jeu : Ludmilla Bouakkaz en Amarante gouailleuse bien que là encore il faille s’accrocher aux surtitres pour goûter la « légende de la mère Angot » ; Matthieu Lécroart dont le baryton timbré évite le piège de la caricature, digne dans les situations les plus embarrassantes, inquiétant dès qu’il retrouve un semblant d’autorité, amusant au 3e acte dans le duo très applaudi « des deux forts » ; et en tête de peloton, Pierre Derhet, Pomponnet toujours intelligible, d’une aisance vocale et scénique remarquable, jusque dans la romance du 2e acte, coupée lors de la création car jugée trop difficile, usant à propos de la voix mixte pour diaprer de sentiments un personnage sinon ridicule.
Les artistes du Concert Spirituel mettent à profit leur connaissance du répertoire français du XVIIIe siècle pour anoblir chacune des interventions chorales. Avec le concours de l’Orchestre de chambre de Paris, Hervé Niquet professe sa foi en la musique de Lecocq. La légèreté de sa direction, sa fantaisie dénuée d’insolence, n’excluent pas le respect porté à la partition pour atteindre au bout du compte l’équilibre recherché entre le trop et le pas assez.