Il y a moins d’un an, le public et la critique boudaient le retour de La Favorite à Paris. Et voilà qu’à présent, dans ce même Théâtre des Champs-Elysées, la salle se lève comme un seul homme en fin de représentation pour ovationner l’opéra de Donizetti. Pourquoi cette volte-face ?
Les mauvaises langues argueront de l’absence de mise en scène tant celle de Valérie Nègre en février dernier avait été décriée. Sans être partisan des versions de concert – loin de là ! – disons que, dans ce contexte, l’absence de dispositif scénique n’est pas un inconvénient. L’ouvrage étant structuré en numéros, les airs et ensembles se succèdent comme autant de tours de chant propres à faire valoir la qualité des interprètes. Dans le cadre des « Grandes Voix », le parti-pris s’avère d’une logique acceptable.
A vrai dire, la réponse à notre question liminaire tient plutôt au seul nom de Juan-Diego Flórez. Il suffit d’un chanteur d’exception au sommet de son art dans son répertoire de prédilection pour modifier radicalement le regard porté sur un ouvrage qui a compté parmi les grands succès du XIXe siècle avant de sombrer dans un oubli relatif. A quoi tient d’ailleurs le pouvoir d’un tel chant ? A sa virtuosité ? A sa puissance ? A sa clarté (le français est irréprochable) ? Ou à son inaltérabilité ? Depuis maintenant près de vingt ans, la voix n’a rien perdu de sa vaillance, ni de son agilité. L’émail même du timbre reste intact, unique, immédiatement identifiable, que l’on déplore ou non la modestie de la couleur. L’aigu, précis, continue d’impressionner. Ce n’est pourtant pas la note, si haute soit-elle, qui étonne que la manière dont elle est envoyée : précédée d’un bref silence annonçant l’exploit puis, alors que le public retient son souffle, soudain projetée comme un uppercut, imparable.
Le pouvoir du ténor péruvien tient d’ailleurs autant à son interprétation d’un rôle conçu aux dimensions légendaires de Gilbert Duprez, qu’à l’énergie qu’il communique à la salle et par ricochet à chacun de ses partenaires. Il y a longtemps que Béatrice Uria-Monzon ne nous avait semblé aussi envoûtante : la diction sinon limpide du moins compréhensible, le timbre capiteux évidemment mais pas seulement. Cette Léonor, altière et blessée, angélique et vénéneuse, se dessine évidente, avec en sus, quelques prises de risques qui ajoutent au frisson. Tel est l’effet Juan-Diego Flórez : une invitation à se dépasser. Ce répertoire pour remplir son office n’exige pas davantage : du style mais aussi de l’audace, de l’excès même, comme le démontre Jean-François Lapointe qui, en Alphonse XI, surenchérit d’intention et, lui aussi, rivalise de bravoure, osant l’aigu et tenant la note plus que de coutume. Bien que moins avantagé par la partition, le Balthazar de Nicolas Cavallier se situe au même niveau d’implication, d’intelligibilité et de justesse dramatique
L’exploit appelant l’exploit, le Théâtre des Champs-Elysées rend rapidement les armes. Dès le début du spectacle, la romance de Fernand, « Un ange, une femme inconnue », déclenche une première salve d’applaudissements. L’enthousiasme gagne ensuite en intensité jusqu’à l’embrasement final. Des fleurs pleuvent sur la scène. Au premier balcon, un escadron de fan déploie le drapeau péruvien. Plus expansif qu’à l’accoutumé, Juan-Diego Flórez dénoue son nœud papillon et le lance par-dessus la mêlée, tel le matador jetant dans les gradins à l’issue de la lidia l’oreille du taureau qu’il a bravement combattu. A fêter debout le héros de la soirée, le public omet de célébrer comme il se doit Jacques Lacombe, qui modeste, invite d’abord à saluer un orchestre et des chœurs irréprochables. Il ne faut pas oublier que la réussite d’une telle soirée repose aussi sur une direction qui, tout en mettant en valeur les interprètes, sait anoblir ce que cette musique peut parfois avoir de trivial. Grandes voix certes mais aussi grand chef.