Son premier amour n’ayant pas eu le courage de passer outre la réprobation de son milieu – l’aimait-elle pour ses qualités ou parce qu’il était prince ? – elle a accepté d’épouser un homme âgé et richissime qui a eu le bon goût de mourir rapidement. Son énorme fortune lui ouvre désormais les portes de cette haute société où les femmes mariées flirtent avec l’adultère. A lire ainsi La veuve joyeuse, où les clichés misogynes abondent et où le dénouement heureux consacre la dépendance féminine, on peut s’interroger sur le devenir de cette œuvre.
En rendant compte de la création de cette production à Saint-Etienne, Yvan Beuvard faisait remarquer que cette intrigue n’est guère crédible. Qu’un Etat mal géré soit menacé de faillite, l’histoire et l’actualité en offrent maints exemples, mais que la fortune d’un homme constitue la seule garantie financière de cet Etat relève de l’invraisemblable. Quant au moyen de la conserver, épouser l’héritière, il relève de l’extravagant. Mais qui s’en soucie ? Cette version française de l’œuvre créée à Paris en 1909 renoue avec la source de 1861, L’attaché d’ambassade, où figure le nom de Birkenfeld que La fille du régiment a rendu fameux. On est dans la continuité théâtrale de ces principautés d’opérette telle Gerolstein : l’important n’est pas de faire vrai, mais de faire gai !
L’objectif est atteint du premier coup avec la scène d’entrée où – passée la pantomime qui fait revivre l’amour de jeunesse entre Missia et Danilo – les livrées roses des serviteurs de l’ambassade ainsi que leur légère raideur et leurs glissades évoquent gracieusement le soldat du film d’animation et de la comédie musicale. Le bleu du décor est celui d’un ciel inaltérable, trop bleu pour ressembler au réel, où s’inscrit régulièrement un cœur criblé de flèches, c’est le pays de l’oiseau bleu, et le pavillon où Camille entraîne Nadia a la forme d’une volière. Rien n’est vrai, il faut s’abandonner à la séduction de l’artifice.
Alors pourquoi ne joue-t-elle pas à plein ? Peut-être à cause des dimensions de l’espace. Conçue pour Saint-Etienne la production semble un peu chétive pour le plateau de Marseille. Elle a conservé l’élégance qui a séduit notre confrère, mais on ne peut s’empêcher de trouver qu’elle manque un peu de faste aux entournures, malgré le soin apporté aux costumes. En outre l’absence de supports scéniques permettant de renvoyer les voix a dû rendre difficile à un auditoire plutôt chenu la perception claire des échanges parlés.
C’est que les interprètes – tous très bons diseurs – ont cherché à donner à leurs personnages une vérité humaine qui aille au-delà des marionnettes qu’ils incarnent. Qu’il s’agisse de Simone Burles montant à l’assaut avec une fougue longtemps réprimée, ou de Perrine Cabassud en Olga qui s’immerge dans sa quête extraconjugale, du Figg éméché ou sarcastique de Jean-Claude Calon, de l’impétueux Lérida d’Alfred Bironien, de D’Estillac, Kromski ou Bogdanovitch, respectivement Matthieu Lécroart, Jean-Michel Muscat et Jean-Luc Epitalon, sans oublier le Pritschitch de Cédric Brignone, tous ces seconds rôles sont irréprochables et contribuent par leur engagement à entretenir l’effervescence.
Le cocu ridicule, l’ambassadeur Popoff, est rempli par Marc Barrard de la suffisance de qui est habitué à être courtisé et obéi, et de l’aveuglement commun aux maris trompés et aux diplomates. Son rival semble sincèrement épris, car rien ne vient laisser supposer que son ardeur ne soit que concupiscence ; en tout cas elle passe dans la voix étendue de Léo Vermot-Desroches, colorée parfois d’éclats métalliques fugitifs dans les forte mais bien séduisante quand elle est nuancée. De Nadia Perrine Madoeuf a les atouts qui rendent évidente l’attraction qu’elle exerce sur Camille, et son ramage est assorti, brillant et nuancé lui aussi pour donner au personnage, avec la désinvolture scénique adéquate, toute son ambigüité.
Danilo le viveur est campé justement par Régis Mengus qui réussit à tenir l’équilibre entre cynisme affiché, sensibilité profonde et sincérité des sentiments. Quant au personnage-titre c’est Anne-Catherine Gillet qui le fait sien, avec la finesse et l’aplomb qu’on lui connait sur cette scène où elle incarnait, avec Colombe, le rôle-titre de l’opéra de Jean-Michel Damase, une autre jeune femme devenue maîtresse de son destin. Avec les airs de bravoure superbement distillés elle se taille la part du lion.
Il serait évidemment injuste de ne pas mentionner la participation des artistes des chœurs, manifestement très investis.
Remplaçant Laurence Foster primitivement annoncé Didier Benetti dirige avec une précision notable un orchestre qui est peut-être exténué par la quantité de services de la période – deux concerts la veille – et qu’on aurait souhaité çà et là plus nuancé. Mais pour l’assistance l’essentiel y était : réentendre ces mélodies en les fredonnant, réagir à ces rythmes en battant des mains, la fête attendue était aussi dans la salle, où les visages réjouis ne manquaient pas !