Première œuvre au programme de l’édition 2021 du festival Donizetti de Bergame, L’elisir d’amore est représenté dans le théâtre dédié au compositeur et les spectateurs admis après contrôle du pass sanitaire peuvent désormais admirer l’élégante restauration achevée au printemps dernier. Dans une ville si rudement éprouvée au début de la pandémie, cette soirée a la valeur symbolique d’une résurrection, et ces circonstances particulières ne sont probablement pas étrangères à la chaleur très vive avec laquelle l’assistance a accueilli le spectacle par lequel la structure revient à la vie.
Un spectacle conçu, par ses organisateurs et au premier chef le metteur en scène Frederic Wake-Walker, comme du théâtre participatif puisqu’un maître de cérémonies vient, avant le début de la représentation, s’adresser au public. Selon les techniques de l’éloquence il commence par capter sa bienveillance en le remerciant d’être présent, il applaudit la salle, la salle l’applaudit, dès lors il peut donner les consignes. Agiter les mini-drapeaux distribués à l’entrée et chanter les paroles du chœur qui ouvre le deuxième acte, en forme d’injonction collective. Il montre, fait répéter, l’adhésion est immédiate, la connivence établie, renforcée par l’image en fond de scène du théâtre comme on le voit depuis les arcades qui lui font face, décor conçu par Federica Parolini.
Bergamasque, comme son nom ne l’indique pas, Frederic Wake-Walter le serait, à en croire un entretien figurant dans le programme de salle, qui ne fournit pas de détail sur son parcours professionnel. Le spectacle donne l’impression d’un habile manipulateur, qui additionne les techniques propres à séduire. D’abord attendrir, dès l’ouverture, avec ces enfants jouant une pantomime qui préfigure l’action. Ensuite solliciter l’esprit de clocher en utilisant des marionnettes pour représenter les personnages de la barcarolle chantée en duo par Dulcamara et Adina, au mépris d’une incongruité puisque le sénateur Tridenti est à l’effigie de Belcore. Mais Frederic Wake-Walker a du mal à faire vivre la foule : les choristes composent des ensembles que les gestes qu’ils répètent ne réussissent pas vraiment à animer. On voit des « chœurs à l’ancienne », impression que les montées à l’avant-scène ne contribuent pas à effacer. C’est du reste l’impression dominante que la recherche a visé essentiellement à composer des tableaux, que l’arrivée de Dulcamara par la salle ne suffit pas à annihiler. D’autres trouvailles – la troupe rassemblée par le sergent recruteur – semblent moins destinées à soutenir la cohérence dramatique qu’à rajouter des effets burlesques.
Les moissonneurs; Au premier plan Giannetta (Anaïs Mejias) © Gianfranco Rota
Pour revenir aux arcades, voilà qu’en projection elles apparaissent et délimitent sur la scène un espace dont la façade du théâtre constitue la perspective. Où est la campagne que Donizetti a mise en musique ? La compatibilité entre le dit – les moissonneurs fourbus – et le montré – des consommateurs à la terrasse d’un café qui appartient probablement à Adina et où Giannetta est serveuse – a disparu. Si cette transposition respecte la hiérarchie selon la richesse, on ne voit guère ce que l’œuvre y gagne. Le public nouveau qui est la cible serait-il incapable de s’intéresser à un milieu agro-pastoral où la vie était dure pour les prolétaires ? Sans éducation, illettrés, ils étaient les proies rêvées pour les aigrefins. C’est leur pauvreté qui pousse les filles et les femmes à se jeter à la tête de Nemorino quand son héritage est connu. Ces données doivent-elles être « actualisées » pour que le public les comprenne ? Mais alors comment expliquer la débauche de toilettes dont Daniela Cernigliaro habille les choristes pour la fête chez Adina ? L’œil est flatté mais pas l’esprit de l’œuvre.
Adina lit l’histoire d’Iseut © Gianfranco Rota
L’exécution intégrale de l’édition critique de l’orchestration établie par Alberto Zedda, et donc le retour à la partition voulue par Donizetti, jusque dans la modification du final de l’acte II, avec une cabalette nouvelle pour Adina, était un motif d’intérêt. Et jamais en effet nous n’avions entendu autant de parti pris d’écriture qui semblent des micro-citations rossiniennes. Un autre intérêt, la présence dans la fosse d’un ensemble composé de musiciens jouant sur des instruments anciens, accordés sur le diapason à 432 Hz en usage à Milan au moment de la création, pour s’approcher autant que possible des conditions d’écoute du vivant de Donizetti. Dans les deux loges d’avant-scène à jardin et à cour, une harpe du modèle à double mouvement déposé par Erard en 1811 et un pianoforte de 1796 dont les sonorités délicates sont à elles seules la preuve de l’argumentaire développé par Livio Aragona pour faire litière du discrédit encore persistant quant à l’habileté d’orchestrateur de Donizetti. Pourtant le plaisir de cette écoute renouvelée n’a pas été entier, car bien que les instruments anciens, en particulier les cuivres, soient censés être moins puissants que les modernes, bien souvent ils nous ont semblé jouer plus fort que nécessaire. Cela tient probablement à la direction de Riccardo Frizza, qui nous a paru balancer parfois entre une rapidité et une lenteur l’une et l’autre excessives.
Les chanteurs doivent s’en accommoder et tous le font sans accroc notable. Les chœurs ont la présence et la réactivité nécessaires. Sur eux Anaïs Mejias s’impose d’emblée comme une Giannetta qui ne s’en laisse pas conter, car sa voix ample et corsée se détache nettement. Caterina Sala, qui recueillera un triomphe après sa scène finale, nous séduit d’abord par son aplomb et sa recherche de nuances pour le personnage d’Adina, mais plus la représentation avance et plus le vibratello se fait présent et plus la tension se perçoit dans l’aigu. Elle garde cependant assez de ressources pour exécuter sans faute cette cabalette qui lui vaut un triomphe. Son Nemorino semble le frère de Gelsomina dans La Strada, avec son pullover trop grand que des losanges tirent vers Arlequin. Javier Camarena effectue une prise de rôle remarquable, tant par la composition scénique que par la tenue vocale, adéquatement nuancée et complètement dans ses cordes. Triomphe pour lui aussi. De Belcore, Florian Sempey a l’exubérance et le physique avantageux qui remplit l’uniforme ; il a besoin de quelques mesures pour se chauffer dans sa cavatine d’entrée, dont le début rappelle irrésistiblement celle de Dandini, ensuite la voix se déploiera comme on l’attend et comme il faut et lui vaudra un beau succès aux saluts. Autre triomphe pour une autre prise de rôle, celui de Roberto Frontali qui chante son premier Dulcamara avec la clarté d’une diction lumineuse et l’intelligence de la scène qui fait de sa composition théâtrale, par sa précision jamais outrée, un plaisir de chaque instant.
On aura compris que le spectacle ne nous a pas entièrement conquis. Il devrait néanmoins se bonifier pour les deux représentations programmées les 28 novembre et 5 décembre. D’ici là on pourra entendre l’œuvre sur Donizetti Opera Tube le 28 novembre à 15H30.