En sortant de l’opéra de Strasbourg, on n’est pas certain d’avoir tout saisi de la vision de Stefano Poda sur L’Elisir d’amore. Le programme n’est pas d’une grande aide à cet égard, le metteur en scène-décorateur-éclairagiste-chorégraphe-costumier italien (ne rayez pas la mention inutile !) refusant d’évoquer son approche dans l’interview qui lui est consacré : « Le projet doit être maintenu secret » !
Soit, on restera donc avec nos interrogations : pourquoi cette nature qui envahit tout le décor, jusqu’aux costumes des choristes et la Coccinelle d’Adina (la voiture, pas l’animal, qui se retrouve par ailleurs sur le chapeau d’Adina) ? Et quel est le sens de cette pomme omniprésente dès l’ouverture ? Le décor s’organise en effet autour d’une pomme géante, bicolore, verte et blanche qui s’ouvre à l’arrivée de Dulcamara, livrant ses potions miraculeuses. Et ces pommes que les villageois se transmettent lors du premier chœur, pommes vertes pour les femmes, rouges pour les hommes (Nemorino s’escrimant à repeindre les vertes en rouge) ou encore ces pommes dorées offertes par les femmes du village à un Nemorino devenu riche, sont-elles le symbole du péché originel, du désir ?
Ces questionnements n’empêchent pas la mise en scène conceptuelle de bien fonctionner. Le décor envahi de verdure est esthétique et joliment éclairé, la direction d’acteur plutôt réussie : il faut dire que le metteur en scène bénéficie de chanteurs jeunes, au physique avenant (on mettra à part le vieux barbon Dulcamara), parfaitement crédibles et engagés scéniquement. Les costumes sont originaux et bien caractérisés : Nemorino est en culottes courtes, Adina en robe fuschia (seule pointe de chaleur dans cet océan de couleurs froides), Belcore et ses soldats en pantalon de cuir et corset (qui flatte grandement la silhouette).
Le metteur en scène réussit bien les effets comiques. On citera par exemple l’arrivée des soldats traînant derrières eux de petit canons qui ressemblent à des jouets (Belcore en chevauche d’ailleurs un de façon on ne peut plus phallique – pas besoin ici d’explication de texte !). De même, l’entrée en scène de Dulcamara fait rire la salle : le charlatan illustre le pouvoir de ses potions en transformant instantanément (par le biais d’un rideau qui tombe fort opportunément au centre de la scène), des villageois « normaux » en femmes ultra glamour et en hommes rajeunis et bodybuildés.
On reste en revanche beaucoup plus réservé sur le toilettage que subit le texte. Passe encore le clin d’œil de Dulcamara au public strasbourgeois dans son boniment, mais pourquoi l’élixir se mue ici en thé (au lieu du vin de Bourgogne) ? Cela a d’autant moins de sens que ce changement n’est absolument pas exploité et que Nemorino arrivera malgré tout passablement éméché sur scène après avoir consommé une seconde dose de l’élixir à l’acte 2.
© Klara Beck
Outre leur jeunesse, les chanteurs réunis sur la scène de l’opéra de Strasbourg ont également en commun un format vocal poids léger. Danielle de Niese (Adina) est annoncée souffrante avant le début du spectacle. Elle ne semble pourtant pas trop diminuée, assurant son rôle de bout en bout sans accident. Pimpante scéniquement dans ce rôle de coquette, la chanteuse australienne est une Adina gracile : son soprano au médium peu étoffé semble avoir à peine évolué depuis ses débuts, gardant sous un certain velouté une légère astringence qui n’est pas sans rappeler les granny smith qu’elle dévore à pleines dents sur scène. Son Nemorino, Ismael Jordi, obtient un joli succès aux saluts, campant avec bonheur un dadais sympathique. Le ténor espagnol, dont la voix à l’émission haute se marie bien à celle de sa partenaire, sait nuancer son chant, ce qui nous vaut une « furtiva lagrima » rêveuse et élégante. Le succès serait total si le timbre, caressant dans la mezza voce, ne se faisait plus nasal dans les forte.
Son rival, Belcore (Franco Pomponi), fait montre d’une belle projection. La voix est ici encore inhabituellement claire, prenant même parfois de troublantes teintes ténorisantes. Le chanteur semble en revanche mal à l’aise dans les passages plus ornés, à l’exact opposé d’Enzo Capuano (Dulcamara) pour qui le chant syllabique rapide (l’ascendant rossinien est d’ailleurs indéniable dans l’écriture vocale du rôle) semble inné. Les passages plus tendus laissent cependant entendre une usure des moyens : la voix, comme feutrée, perd alors de sa projection et de son assise, obérant parfois même la justesse. Reste une présence scénique indéniable qui retranscrit toute la rouerie du personnage.
Il faut dire que les chanteurs ne sont pas vraiment aidés par la direction de Julia Jones, à la tête de l’Orchestre symphonique de Mulhouse. La cheffe britannique peine en effet à trouver un équilibre sonore satisfaisant entre la fosse et la scène, couvrant régulièrement les chanteurs. Si on pourrait rêver de sonorités orchestrales plus transparentes, on apprécie la belle vivacité qu’elle imprime, qui nous emporte dans un tourbillon, quitte à perdre en route à plusieurs reprises les chœurs de l’Opéra national du Rhin.