Après Wozzeck en janvier, l’Opéra d’Avignon donne pour la première fois Jenufa, autre spectacle qui est tout sauf aimable au premier abord. Voilà qui est à saluer. Et le public apprécie manifestement la découverte de cette musique exigeante qui accompagne la révélation tragique de la noirceur humaine et de la condition féminine, au-delà du folklore morave cher à Janáček. Friedrich Meyer-Oertel reprend ici la mise en scène qu’il avait élaborée pour Bordeaux en 2010 : c’est en soi une bonne idée, tant elle semble adaptée aux dimensions de la scène avignonnaise. Sa grande sobriété convient parfaitement au premier acte, soulignant la simplicité et le dénuement de la vie au village, mettant en valeur le pot de romarin dans lequel se trouve déjà le ver déposé par Laca pour empoisonner les amours de Jenufa et de Števa. La dimension intimiste est renforcée dans l’acte II avec un toit posé comme sur une crèche alors que le nourrisson sera soustrait à l’amour de sa mère, que l’on voit au début penchée sur une machine à coudre. Si tout ce dépouillement est cohérent, il l’est moins dans le troisième acte où la noce et les danses semblent bien étriquées dans ce décor minimaliste, malgré les lumières et les couleurs. On manque en partie, du coup, le contraste saisissant que Janáček a voulu entre la fête et l’irruption soudaine de l’horreur et du tragique lors de la découverte du corps du bébé. Et sans doute aussi la violence de la dénonciation à laquelle se livrait Gabriela Preissova dans sa pièce dont Janáček a repris le titre, Jeji Pastorkyna, « sa belle-fille », puisqu’il s’agit avant tout de souligner les souffrances de deux femmes, la Sacristine et Jenufa, la première s’identifiant de manière fatale à la seconde.
La soprano Christina Carvin incarne avec justesse l’angoisse et la bonté de Jenufa à qui elle prête une voix intense au timbre clair, avec de beaux graves, mais parfois un peu limitée en puissance pour tenir tête à l’orchestre. Cependant, la sensibilité de l’interprétation et la présence scénique font passer une émotion authentique, à défaut d’un volume sonore toujours suffisant. La Sacristine est interprétée avec talent par Géraldine Chauvet qui met bien en valeur le double visage du personnage, mère protectrice et sorcière à la fois, en véritable soprano dramatique, même si elle n’a pas la puissance exceptionnelle que l’on attendrait idéalement dans ce rôle. En Aïeule, rôle apparemment plus en retrait, Anne Salvan impose un caractère qui s’exprime bien dans le passage où elle réussit à imposer aux autres personnages son point de vue qu’ils reprennent en cœur : « Chaque couple se construit dans la souffrance… ». En contrepoint, les mezzo-sopranos Marie-Thérèse Keller (la femme du Maire) et Clémence Barrabé (Karolka) sont convaincantes dans leur rôle parodique.
Les deux demi-frères bénéficient quant à eux d’une interprétation particulièrement réussie : le ténor Marlin Miller est un Laca au timbre séduisant et lumineux et à la personnalité vocale tellement affirmée que l’on a peine à croire qu’il faut si longtemps à Jenufa pour répondre à son amour. Florian Laconi campe un Števa tout aussi sonore, à la fois sensible et extraverti, qui sombre de manière saisissante dans la veulerie avec un talent d’acteur consommé. Les seconds rôles sont tous de très bonne tenue (notamment Philippe Ermelier en Contremaître, Frédéric Gonçalves en Maire), ainsi que les chœurs dirigés par Aurore Marchand, y compris dans la diction de la langue tchèque en dépit de sa difficulté – à propos de laquelle Milan Kundera disait de Janáček : « il a immolé sa musique universelle à une langue quasi inconnue ».
Le chef hongrois Balázs Kocsár obtient de l’Orchestre Lyrique de Région Avignon Provence de très belles sonorités, en respectant aussi des silences impressionnants, et en mettant en valeur les percussions – spécialement le xylophone, présent dès le début pour illustrer le cliquetis du moulin et sa dimension symbolique. Par moments toutefois, quelques flous se font entendre et certains passages sont un peu brouillons (y compris à la fin), sans que cela ne nuise à la beauté de l’ensemble – mais plus de précision serait appréciable. On sort néanmoins bouleversé par la force qui émane de cette musique et de ce chant, de la tragédie et du pardon final.