Curieusement, malgré les trésors qu’il recèle, L’Enfance du Christ reste en marge de la grande production berliozienne. Peut-être, à la différence de la Grande messe des morts et du Te Deum, son sujet et son texte paraliturgique, souvent empreint de fraîcheur naïve, ont-ils éloigné les curieux et limité la diffusion de cette œuvre très originale, à plus d’un titre. En prélude de l’année Berlioz, le Festival de La Côte Saint-André nous offre l’occasion de l’écouter sous la direction de Jean-François Heisser, qui en rêvait, nous dit-on.
L’Enfance du Christ © Festival Berlioz – Bruno Moussier
L’histoire est connue du gentil canular du compositeur, qui attribue à « Pierre Ducré, maître de musique de la Sainte-Chapelle de Paris au XVIIe siècle » le petit chœur des bergers de Bethléem adressant leurs adieux à l’enfant Jésus, qu’il venait d’écrire pour l’album d’autographes d’un de ses amis, en 1850. Ce sera le point de départ d’une œuvre longuement mûrie dont la création, en 1854, lui vaudra un accueil aussi enthousiaste qu’exceptionnel. Les six scènes dramatiques de la première partie (Le songe d’Hérode) suffiraient à elles-seules à justifier la programmation de ce bijou. Toute la palette expressive y est utilisée avec une absolue maîtrise, de l’écriture orchestrale (marche nocturne) au récitatif a cappella de Polydore et du centurion, pour aboutir au songe d’Hérode, dont la vérité psychologique est traduite de façon exceptionnelle. La consultation des devins, où disparaissent les violons, au profit des cors, des bassons et des clarinettes est du très grand Berlioz, malgré la concision de la page. La réponse des esprits par les cordes graves est comprise avant même qu’explicitée. La fureur criminelle d’Hérode, à laquelle succède le duo de Marie et de Joseph constitue un sommet de l’art du compositeur, d’une modernité singulière. Sans entrer dans les détails, la fuite en Egypte, puis l’arrivée à Saïs, deuxième et troisième volets de cette ample fresque, ne connaîtront pas la moindre faiblesse. Retenons cependant, le repos de la Sainte-Famille, l’Alleluia angélique (chœur de femmes, invisible), le célèbre trio (deux flûtes et harpe) des jeunes Ismaélites, et, enfin, l’andante mistico proprement magique, où le chœur a cappella et le récitant vont suspendre le temps pour terminer par un Amen, quadruple piano. L’intense émotion qui étreint le public est telle qu’un très long silence est observé avant que les applaudissements osent le rompre. Gilbert Amy (auquel nous souhaitons un très heureux anniversaire, 82 ans ce 29 août) a fait le déplacement et nous dit son bonheur à écouter cette œuvre novatrice, injustement marginalisée, retrouver vie sous la direction inspirée de Jean-François Heisser.
Car c’est bien au chef que revient le premier mérite : dirigeant mains nues, attentif à tous, modelant les phrasés, transmettant son énergie, il permet à chacun de donner le meilleur de lui-même pour une production exceptionnelle. Le chœur de l’Orchestre de Paris s’y révèle d’une qualité que bien des professionnels pourraient lui envier. Son attention constante, son engagement, son équilibre, sa précision et son homogénéité emportent l’adhésion et compenseraient, si besoin était, la puissance individuelle d’amateurs éclairés. La comparaison avec d’autres prestations récentes l’atteste.
L’Orchestre de chambre Nouvelle Aquitaine, comme son nom ne l’indique pas, est de formation ancienne, puisqu’il s’agit de l’Orchestre Poitou-Charentes, rebaptisé. Sa maturité est manifeste et son jeu n’appelle que des éloges. Ductile, souple comme puissant, ses pupitres sont plus remarquables les uns que les autres, équilibrés et homogènes. La fanfare des cors, trompettes, cornets à pistons et trombones qui achève le chœur des devins est d’un effet singulier. Les bois, très sollicités, sont exemplaires. Les deux flûtes du trio des jeunes Ismaélites apportent la preuve que ce cadre acoustique n’amoindrit pas l’articulation ni le phrasé.
Eric Huchet, le ténor, est un magnifique récitant, idéal. Il donne à cet évangéliste sa voix sonore et chaleureuse, toujours claire, colorée, intelligible. Laurent Alvaro est Hérode : c’est un de nos plus grands barytons-basses, voix puissante, expressive, de velours comme d’airain, et d’une diction parfaite. Il insuffle un souffle dramatique et rendrait le personnage sympathique. Il donne sa voix au père de famille, qui accueillera les fuyards, avec toute la chaleur et la générosité requises. Marie et Joseph sont chantés avec la douceur, la sensibilité requises. Marie Lenormand n’a pas été choisie pour son prénom, mais incarne avec justesse la jeune mère, douce, chaleureuse. Joseph, sauf pour les passages de la dernière partie où il lui faut faire preuve de véhémence, reste dans le même registre. Franck Lopez lui donne une vie authentique. Après avoir essuyé les refus d’hébergement, son dialogue avec le père de famille est empreint de cette bonté reconnaissante. C’est Christophe Gutton, solide basse, qui chante fort bien Polydore au premier tableau. Les petits rôles complètent une distribution parfaite, sans la moindre faiblesse.
Diffusée en différé sur France Musique, voilà une production exceptionnelle par sa réussite, à laquelle on souhaite d’être reproduite, pour le plus grand bonheur des auditeurs.