Assez régulièrement donné sur les scènes lyriques de France, L’Enfant et les Sortilèges fait partie de ces œuvres brèves dont l’apparente simplicité ne saurait masquer la profonde subtilité. L’alliance improbable de Colette et de Ravel, en dépit – ou en raison – des dix années qui séparent l’écriture du texte de la composition de cette Fantaisie lyrique en deux parties, donne à l’ensemble une nature hybride qui place l’auditeur/spectateur dans une incertitude constante. Le passage, voulu par Ravel, d’un style musical à l’autre peut apparaître comme une joyeuse traversée des époques, pastiche ou parodie plaisante, ou bien comme le constat d’une impossibilité de la pérennité d’un genre. Si le chant donne corps, avec brio, aux jeux de mots et aux caricatures verbales de Colette (la Théière et la Tasse chinoise, le Petit Vieillard, les Rainettes), il amplifie aussi l’angoisse, la tristesse et la souffrance présentes dans le texte (les Pâtres et Pastourelles, les Arbres, la Libellule, la Chauve-Souris). Quoi d’étonnant, dès lors, que Ravel ait pu dire, selon Colette : « N’est-ce pas, c’est amusant ? », tandis qu’un « nœud de larmes » « serrait la gorge » de l’écrivaine ?
C’est ce sentiment d’insondable mélancolie qui se dégage avant tout du spectacle présenté à l’Opéra de Lyon, dans une formule originale puisque L’Enfant et les sortilèges, d’une durée de moins d’une heure, est donné seul et non couplé, comme c’est le généralement le cas, avec une autre œuvre lyrique (souvent L’Heure espagnole – mais en 2012 l’Opéra de Lyon, audacieusement, lui avait associé Le Nain de Zemlinsky). Résolument décidée à ouvrir l’Opéra à de nouveaux spectateurs, et en particulier à un jeune public, l’institution lyonnaise a programmé ce court spectacle à 19h00, ce qui permet aux enfants, venus nombreux, de ne pas veiller trop tard puisqu’ils peuvent repartir dès 20h00.
Grégoire Pont a imaginé un spectacle d’animation par projection de séquences vidéo peuplant de manière diverse l’espace de la scène, habillant, transformant et travestissant les interprètes au gré des variations textuelles et musicales, d’abord en noir et blanc, avec des images stylisées, puis lorgnant parfois du côté de Walt Disney (Fantasia) mais aussi de certaines séquences animées des films des Monty Python (comme la main géante projetée au début, figurant le personnage de Maman). De cette façon d’interpréter les « sortilèges », par le recours à des formes un peu désuètes, voire vieillotes, résulte une forme de nostalgie plutôt qu’un enchantement visuel. Dans la salle, les enfants sont silencieux, mais le duo miaulé, sensuellement interprété par Catalina Skinner-Moreno et Pierre Héritier, les fait beaucoup rire (preuve que Ravel avait raison d’interroger « gravement » Colette sur l’opportunité de remplacer un « mouao » par un « mouain »). L’effet comique d’un chien virtuel dont la queue s’agite de façon insolite sur le rideau de tulle remporte également un certain succès auprès des plus jeunes. Le reste est sans doute à la fois trop fugace et trop convenu pour les fasciner vraiment, d’autant que le propos, passée la scène initiale de révolte de l’enfant, reste peu compréhensible, noyé dans une débauche de traits de lumière esquissés qui se résorbent tout aussi rapidement.
Le choix de placer l’orchestre sur scène apparaît comme une fausse bonne idée, car il se trouve tout au fond, derrière le tulle servant aux projections vidéo, ce qui fait qu’on ne le voit pas vraiment, mais aussi, ce qui est plus ennuyeux, qu’on ne l’entend pas suffisamment. Avec une telle disposition, dans la grande salle de l’Opéra, une bonne part de la musique de Ravel est en effet perdue : on ne perçoit que trop lointainement les nuances pourtant distillées avec soin par l’Orchestre de l’Opéra de Lyon dirigé par l’excellent Martyn Brabbins.
Côté chant, les Solistes du Studio de l’Opéra de Lyon s’acquittent au mieux de leur rôle et des divers talents qu’exige la mise en espace de James Bonas, même si l’on regrette que les préparatifs et changements restent si visibles là où ils devraient s’effacer derrière l’illusion de la magie. On accordera toutefois une mention spéciale à Alix Le Saux (l’Enfant), à la voix claire et bien timbrée, en dépit du choix général d’un parlé-chanté qui met moins en valeur les passages lyriques (comme « Toi, le cœur de la rose »). Se distinguent également, parmi les solistes du Studio de l’Opéra de Lyon, Pauline Rouillard, dont la projection insuffisante dans le rôle du Feu est compensée par ses interventions en Rossignol et surtout en Princesse parfaiement convaincante, et André Gass, Théière, excellent Petit Vieillard et irrésistible Rainette, dont les voix se détachent avec netteté, rendant le texte toujours intelligible. Comme à l’accoutumée, les Chœurs de l’Opéra de Lyon sont excellents : leurs interventions restituent à la partition sa plénitude que l’on ne peut ailleurs que deviner.
La tristesse et la mélancolie qui imprègnent cette interprétation peuvent faire regretter que peu de place soit laissée à l’humour, à la drôlerie, au comique de l’œuvre. Le duo de la Théière et de la Tasse chinoise, très éloigné de la « terrifiante rafale de music-hall » censée, selon Colette écrivant à Ravel, « éventer la poussière de l’Opéra », ne tire pas le meilleur parti des calembours et clins d’œil du texte, ni de l’entrain de la musique. Les plaintes étirées des Arbres, le chœur affligé des animaux à la fin, menacent à tout moment de sombrer dans la mièvrerie pleurnicharde. Mais cette tonalité volontairement sombre, qui peut caractériser aussi une part (ou une vision ?) de l’enfance, n’a rien d’illégitime : après tout, n’est-il pas dit dans le livret que du conte de Fées, l’Enfant ne retrouve qu’« un cheveu d’or… et les débris d’un rêve… » ?