Depuis des années, les « baroqueux » ont su bousculer nos habitudes d’écoute et d’interprétation. Et les voilà, à présent, qui s’en prennent allègrement au rituel figé du concert. Les Arts Florissants sont passés maîtres en la matière, en particulier pour les opéras en oratorio, quand ils se trouvent privés du support magique des ingénieuses machines de scène (comme dans la sublime Fairy Queen de l’Opéra Comique) et qu’il leur faut bien inventer un substitut. C’est le cas pour The Indian Queen, dernier grand semi-opéra mis en chantier par Henry Purcell, juste avant sa mort à l’âge de 36 ans (C’est son frère qui l’a terminé). Ne jouer en concert que les extraits musicaux de cette partition serait un contre sens.
On sait que, dans les divertissements écrits par Dryden (et Howard, en l’occurrence) pour le théâtre de Drury Lane, de longues scènes parlées, où alternaient drames et comédies, truculence et émotion, étaient ponctuées par des intermèdes musicaux, orchestrés, chantés et dansés qui illustraient l’action, magnifiaient l’émotion ou permettaient le recueillement. C’est donc mêlée à ce texte que la musique prend tout son sens. En l’absence de comédiens, William Christie et le ténor Paul Agnew (qui dirige ce concert avec flamme et autorité), ont eu l’excellente idée de demander au dramaturge britannique Simon Robson d’imaginer un texte de liaison afin de brosser à grands traits cette saga à rebondissements, dans une Amérique de bande dessinée.
Tout cela distancié, à l’anglaise, avec humour et clins d’œil au public. Le personnage principal, la Reine Aztèque Zemboalla (interprété originellement par une comédienne), raconte son histoire jusqu’à la scène finale de son suicide. La belle tragédienne Raphaëlle Saudinos déclame à merveille cette narration. Mais il fallait tout son talent pour faire passer, avec une classe et une présence exemplaires, ce texte écrit pour un public anglo-saxon. Car, si l’humour britannique du théâtre populaire contemporain fonctionne bien dans le contexte, il perd hélas beaucoup de sa saveur en français et hors champ.
La mise en espace imaginée par Paul Agnew est habile, sensible et donne au théâtre le juste rôle. Elle permet aux nombreux intermèdes orchestraux de se succéder harmonieusement et à la succession d’andante pianissimi de trouver leur juste respiration.
Le prologue, que chantent le ténor rayonnant et tonique de Sean Clayton et le soprano aérien d’Emmanuelle Negri, est brossé avec une énergie et une vitalité qui balaient d’un trait l’annonce tragique d’un destin funeste. Les « trumpet tunes» (virtuose Hans Martin Rux) brisent vite tout pathos, comme le trio de la Jalousie et de ses suivants (Callum Thorpe, Sean Clayton et Nicholas Watts), où assonances et allitérations deviennent d’abstraites onomatopées rythmiques, inspirées des folksongs du terroir. Et il y a ces moments suspendus où Purcell est bouleversant : l’émouvante prière « They tell us that you mighty powers » que Katherine Watson chante avec noblesse à des Dieux dont Dryden semble déjà annoncer le crépuscule, ou ce chef d’œuvre absolu qu’est la poignante requête d’Ismeron (magnifique basse de Callum Thorpe) et son invocation murmurée aux ruisseaux afin que leur flux mène enfin au repos.
Le suicide final de la Reine Indienne est intelligemment théâtralisé et donne plus d’émotion encore aux demi-teintes intenses du chœur final. En bis, Paul Agnew propose au public de remercier Purcell pour cet ultime chef d’œuvre, en lui chantant son Miserere. Œuvre épurée et sublime, dernière touche d’émotion qui clôt une saga où, sous l’exubérance et la bigarrure, vibrent toutes les couleurs de la vie.