Comment conclure une quête amoureuse et désespérée ? Par la mort ou la trahison ? Pour sa troisième mise en scène des Contes d’Hoffmann, présentée à Fribourg il y a quelques mois, Olivier Desbordes préfère la première solution. Autrement dit, il intervertit deuxième et troisième acte : à une très équivoque Olympia succède la perfide Giulietta qui laisse le soin à la douce Antonia de mettre un terme fatal à la tragédie. On peut imaginer qu’une version de plus à la longue liste déjà existante ne change pas fondamentalement la donne. L’authenticité est bonne fille. Elle s’abreuve à bien des sources et s’accommode de bien des partis pris ou caprices. Ce qui permet à Desbordes de pousser plus loin l’option relecture. Il justifie son choix par la logique de la progression dramatique, légitimée qui plus est par la musique. A l’humour du premier acte ne peut que succéder l’ironique duplicité d’une Giulietta en courtisane corrompue. La chute logique s’impose naturellement avec la mort d’Antonia.
On peut objecter qu’un Hoffmann portant le deuil de cette ultime et tragique expérience amoureuse en se noyant dans l’alcool en joyeuse compagnie, manque quelque peu de panache voire d’épaisseur psychologique. Par contre la noirceur scélérate de Giulietta appelle à l’évidence ce type de comportement. On peut aussi estimer que le désespoir aidant, Hoffmann puisse en venir aux pires extrémités. Dans cette dernière optique, reconnaissons que Desbordes impose d’entrée une vision on ne peut plus sombre et grinçante. Olympia, grotesque poupée surgonflée jusqu’à l’embonpoint, ne clôt-elle pas le premier acte en accouchant d’une vraie poupée tout en raillant ouvertement la crédulité d’Hoffmann ?
Serenad Burçu Uyar semble, dans la complexité de son quadruple rôle féminin (avec Stella), théâtralement un rien moins inspirée qu’elle ne le fût sur cette même scène en février dernier, par sa Traviata en tout point remarquable. Pourtant ne lui font défaut ni l’autorité de la projection, ni les ressources timbriques bien maîtrisées, pas plus qu’une surface vocale généreuse. Son Olympia manque juste de cette fragilité somnambule d’automate pour notamment convaincre avec « Les oiseaux dans la charmille » et faire oublier quelques versions d’anthologie. Si elle gagne en consistance en campant une Giulietta machiavélique et perverse, il faut attendre son incarnation d’Antonia pour qu’elle donne la pleine mesure de son talent, même si les aigus semblent manquer de souplesse et demeurer un peu tendus dans l’élégiaque « Elle a fui la tourterelle ». La symbolique trop appuyée du linceul écarlate qui peu à peu l’étouffe contribue à la rendre prisonnière de son personnage au propre comme au figuré.
Sur le registre de la perfidie, Nicklausse qui conduit le bal en Pierrot crépusculaire, renchérit sur le « côté obscur de la force » en prenant ouvertement le parti des rieurs. Inès Berlet ambiguë à souhait dans le rôle, à la fois mauvais génie, servile et fourbe compagnon de beuverie, s’illustre dans ce très persuasif numéro de comédienne équilibriste sur le fil de la scélératesse. Son médium riche en appui dans les aigus et bien sonnant accroît encore le sentiment d’ambivalence du faux ami prêt à tout et de préférence au pire. Par contre on reste dubitatif sur le sens de la scène où en Fantôme de la mère d’Antonia, elle exhibe la poupée qu’Olympia avait sorti de son giron au premier acte. Desbordes prend décidément le contre-pied de la tradition pour faire de Nicklausse le suppôt de l’inquiétant Satan de Christophe Lacassagne. Ce dernier, véritable Fregoli à forte odeur de soufre, résout la quadrature du diable en une seule personne, en passant de Lindorf à Coppelius et de Dapertutto au Docteur Miracle sans changer d’apparence physique. Mais en soulignant les spécificités psychologiques de chacun il parvient à insuffler une énergie dramatique à chaque instant. L’éclat de sa déclamation et la précision de sa diction font de ce parcours à haut risque un véritable tour de force. Lacassagne est dans son élément avec aisance et homogénéité de l’émission.
© Alain Wicht
Quant à Jean-Noël Briend, s’il n’a pas exemplairement le physique de l’emploi, à savoir un Hoffmann fringant étudiant, il impose une spinta di forza aussi rayonnante qu’émouvante. La montée en puissance dans l’aigu libère les séductions d’un vibrato très serré au grain d’un fin métal (« Ô Dieu ! de quelle ivresse… »). Passons sous silence son si peu crédible duel avec Schlémil pour n’en retenir que la vigueur solaire de la basse de Yassine Benameur qu’il affronte en combat singulier. Dans le même registre, Nathanaël Tavernier sert un Crespel de belle dimension dramatique, aux couleurs profondes et riches de nuances. Les valets d’Alfred Bironien remplissent fidèlement leur office avec la même efficacité que Yannick Badier, scrupuleux et passionné Spalanzani.
En résumé, une production courageuse, nonobstant quelques bémols, dont l’un des moindres n’est certainement pas la direction trop appuyée de Mehdi Lougraïda qui rendait les voix, déjà prises en défaut d’articulation, difficilement audibles.