Après un magnifique Werther en fin de saison dernière en ces mêmes lieux, l’Hoffmann de Vittorio Grigòlo confirme les affinités du ténor italien avec le répertoire français. La diction est impeccable, la prononciation quasiment dépourvue d’accent et la projection est toujours aussi impressionnante, dominant la quasi-totalité du plateau, l’aigu est vaillant. Surtout, Grigòlo chante avec intelligence et musicalité, même si on peut noter parfois quelques négligences dans le phrasé ou des libertés dans la valeur des notes pour donner davantage d’impact dramatique. Grigòlo offre également de splendides effets sur le souffle, notamment lors de reprises pianissimo. La composition dramatique est originale, convaincante et attachante, un brin surjouée à de rares moments (l’ivrognerie du prologue et de l’épilogue où l’on ressent l’absence d’un metteur en scène capable de contenir l’énergie bouillonnante du ténor italien) : un Hoffmann viril et rayonnant avec ses amours, aigri mais pas désespéré quand il est poète, davantage dans la lignée d’un Domingo (au jeu hélas un peu stéréotypé) que dans celle d’un Neil Shicoff, véritable écorché vif, et bien sûr très éloigné de la perfection musicale d’un Gedda ou de l’aristocratie de Kraus.
A 61 ans, Thomas Hampson offre de beaux restes. Une composition intelligente, soutenue par une prononciation impeccable. Mais l’âge fait aussi son effet et la justesse n’est pas constante. La prestance naturelle du baryton américain sied parfaitement au personnage de Lindorf, mais il sait tout aussi bien camper le burlesque et inquiétant Coppélius, et son Docteur Miracle est particulièrement terrifiant, faisant passer au second plan un certain manque d’agilité. Son Dapertutto est surtout bien chantant, Hampson optant comme souvent pour la version transposée pour basse de « Scintille diamant ».
L’Olympia de Sofia Fomina déçoit un peu. Malgré quelques suraigus spectaculaires (plusieurs contre-mi bémol et un contre fa tout de même) vers la fin de son air, les premières variations sont plutôt précautionneuses et la voix accroche sur certaines notes. En revanche, le côté mécanique du personnage est pleinement rendu. L’acte de Venise succède ici à celui d’Olympia (lorsqu’habituellement on poursuit avec celui d’Antonia). La Giulietta de Christine Rice est tout simplement l’une de meilleures qu’il nous ait été donnée d’entendre sur scène ces dernières décennies, voire l’une des rares vraies grandes interprètes du rôle, séductrice sans vulgarité, attentive au texte et scéniquement crédible. La voix est bien projetée, enveloppante avec son timbre chaud, la prononciation est limpide. Après une superbe Norma sur cette même scène, nous retrouvons Sonya Yoncheva dans un rôle bien plus court mais non moins électrisant. Le timbre est toujours aussi chaud, personnel, la puissance impressionnante (la seule de taille à rivaliser avec celle de Vittorio Grigòlo), les aigus spectaculaires, même s’ils sont un peu plus préparés que par le passé (un contre-ré un peu strident en coulisse, en réponse aux objurgations du Docteur Miracle ; un contre-ut dièse impressionnant, à la fin du trio). La diction reste en revanche perfectible : elle ne pose pas de problèmes à qui connaît déjà bien le texte, mais le spectateur peu familier aura du mal à comprendre les paroles. Mais c’est surtout dramatiquement que Yoncheva nous fascine : avec elle, Antonia n’est pas une simple victime de la maladie poussée à la mort par Miracle ; elle meurt en se libérant par le chant, cessant de lutter contre un don plus fort qu’elle dans une véritable course à l’abime où sa souffrance est joie. Et cette (P)passion transparaît à la fois dans son jeu et dans son chant : une composition unique qui renouvelle l’interprétation du rôle.
Sonya Yoncheva et Vittorio Grigolo © 2016 ROH / Catherine Ashmore
Dans cette version, le rôle de Nicklause est un peu sacrifié et on passera sur l’interprétation de Kate Lindsey, voix peu projetée et à la diction incompréhensible. Passons également sur la Mère d’Antonia de Catherine Carby, à la voix trop peu puissante pour être audible dans le trio. En Crespel, Eric Halfvarson doit au contraire discipliner sa « grosse » voix plus adaptée au répertoire germanique que français. En revanche, les quatre valets de Vincent Ordonneau sont parfaits, tant vocalement que dans une composition scénique drôle mais sans excès. Second français de la distribution, Christophe Mortagne est tout aussi excellent dans le rôle de Spalanzani. Décidément, nul n’est prophète en son pays. Parmi les nombreux petits rôles, tous parfaitement interprétés, on notera le jeune David Junghoon Kim en Natanaël : ce ténor est certes encore en devenir mais son potentiel est remarquable ; il est encouragé au travers du Jette Parker Young Artists Programme.
Evelino Pidò n’a pas semblé très inspiré par le chef d’œuvre d’Offenbach, et les chanteurs se dirigent eux-mêmes. A sa décharge, l’orchestre n’a pas paru davantage inspiré : à de nombreux égards, la présence au pupitre d’un chef à la hauteur d’Antonio Pappano aurait porté la soirée au pinacle de l’émotion, d’autant que Vittorio Grigòlo a besoin d’être canalisé.
Crée en 1980, la production de John Schlesinger (décédé en 2003), a gardé toute sa magie. Les costumes de Maria Björnson (décédée en 2002) nous semblent toujours aussi inventifs ainsi que les décors de William Dudley (il va bien, merci). Comme La Bohème du Metropolitan, c’est une vieille dame charmante à qui l’on rend toujours visite avec un plaisir renouvelé. Malheureusement, il semble que cette ultime reprise soit son dernier tour de piste : espérons que le Royal Opera la conservera pieusement au fond de quelque containeur (on sait ce qu’on perd mais on ne sait pas ce qu’on gagnera !). Dans tous les cas, la distribution de 1981 a déjà fait l’objet d’un DVD et celle de 2016 aura les honneurs d’une diffusion en direct en salle de cinéma le 15 novembre prochain, avec, on le souhaite, peut-être un nouveau DVD à la clé. Espérons également que la prochaine production abandonnera la classique édition Choudens (qui n’est pas sans qualités) pour proposer une vision plus récente : on peut s’attrister de ce qu’on ne saura jamais comment Offenbach aurait finalisé son œuvre, mais les manuscrits qu’il nous a laissés ont aussi permis aux musicologues de proposer de nouvelles versions riches et captivantes (abondance de biens ne nuit pas !).