Après un suspense soutenu quant à une nouvelle annulation pour cause de grèves, Les Contes d’Hoffmann ont pu faire enfin, hier soir, leur entreé en scène à l’Opéra Bastille, dans un climat toutefois quelque peu électrique causé par une lecture, avant lever de rideau, d’un communiqué inter-syndical, copieusement sifflé par une partie du public. Heureusement la tension ambiante s’est vite dissipée pour laisser place à la musique. Malgré les années qui s’égrènent sur la grande horloge du temps, la magie de la mise en scène de Robert Carsen n’a rien perdu de son éclat. Le metteur en scène place son spectacle sur la scène d’un théâtre en marge des répétitions d’un Don Giovanni, le destin du poète se mêlant ainsi subtilement à la trajectoire tragique du séducteur, dans une sorte de cross-over opératique de personnages tous deux en quête désespérée de l’idéal féminin et qui s’étourdissent dans les bras de chimères. Ce parallèle est diablement pertinent, car Hoffmann, comme Don Giovanni, est un antihéros à mi-chemin entre le buveur de bière des tavernes et le poète à la Werther baigné dans un romantisme pétrie de poésie mélancolique et mortifère. Ce que Robert Carsen nous donne à voir à travers cette vertigineuse mise en abyme, c’est la pièce de l’âme humaine sur la scène du grand théâtre de la vie à travers une quête d’accomplissement et de reconnaissance. Et cette quête d’Hoffmann est aussi celle d’Offenbach lui-même. Ses Contes sont, en effet, le testament désespéré de celui qui voulait, une fois au moins, être pris au sérieux, après avoir été considéré comme l’amuseur public du Second Empire. Robert Carsen nous offre une passionnante lecture, qui dépasse les mises en perspectives manichéennes, en noir et blanc, entre bien et mal, trop souvent tendues au spectateur. On suit ici avec plaisir un spectacle de bout en bout maîtrisé, dans une direction d’acteurs impeccable et pétrie de ressorts comiques jubilatoires.
© Guergana Danianova
Dans les décors grandeur nature de Michael Levine, auxquels l’immense scène de l’Opéra Bastille offrent un écrin idéal, les chanteurs occupent pleinement la scène et s’emparent de leurs personnages à bras le corps. La distribution sait ici jouer autant de l’extraversion que de l’émotion la plus ciselée, passant des vives couleurs de la comédie bouffe aux tensions douloureuses de l’amour qui cherche sa vérité. Et revoilà, non pas Kleinzack, mais Michael Fabiano qui devient, au fil des ans, un invité récurrent de l’Opéra Bastille, et c’est heureux. Dans une interview qu’il nous avait accordée cet automne, le ténor américain nous a confié à quel point il aimait les personnages complexes, tragiques, qui lui permettent une étude profonde de ce qu’ils ont au fond de l’âme. Et cela se voit. Ici, l’artiste promène sur scène les rêves éveillés d’Hoffmann avec une candeur et une douloureuse mélancolie qui font merveille. Sur le plan vocal, après un début en demi-teinte, son Kleinzach étant un tantinet en deça de ce que l’on peut attendre d’un chanteur doté de puissance et d’aisance dans le registre aigu, Michael Fabiano fait ensuite montre des qualités qu’on lui connaît : une ligne mélodique de belle tenue, avec fluidité et éclat, sans trahir la moindre fatigue. Si l’émission est forte (ce qui convient plutôt bien à la configuration des lieux), le ténor ne néglige toutefois pas de varier les couleurs et de mettre les nuances requises. Une réserve peut toutefois être émise quant à la prononciation de notre langue qui est encore à travailler, ce dont le chanteur a d’ailleurs conscience et qu’il saura sans nul doute corriger à l’avenir.
Le reste de la distribution, presque entièrement francophone, emporte l’enthousiasme de l’auditeur. Les quatre personnages féminins de ces contes de Carsen, sont interprétés par des chanteuses différentes, variant ainsi les plaisirs pour l’amateur de voix. Et la première d’entre elles est la déjà très aimée Jodie Devos pour ses interprétations virtuoses et aériennes du répertoire offenbachien. En Olympia, elle éblouit par son art consommé du comique de situation. La tenue ronde de ses aigus sans tension et le sens subtil des nuances apportent une certaine classe à l’esprit de folie, de délire facétieux si emblématique d’Offenbach. La soprano belge possède également une qualité d’autant plus rare qu’elle mérite d’être particulièrement soulignée : un médium et un grave bien timbrés, charnus et veloutés, qui permettent à l’artiste d’insuffler chair et vie à la mécanique d’Olympia, ici impétueuse et délurée, échappant au contrôle de ses créateurs. Dotée d’aigus percutants et de graves délicatement cuivrés, avec une belle palette de couleurs, toujours intelligemment utilisée, Veronique Gens capte l’attention en Giulietta à laquelle elle confère une insolente sensualité dans la parure affichée d’une Rita Hayworth. Voix ample à l’aigu souverain, Ailyn Pérez est une Antonia bouleversante dont le destin se confond, dans la vision de Carsen, avec celui de la Donna Elvira de Don Giovanni. De bout en bout, elle livre un chant délicat et subtil, avec une prononciation impeccable. Tour à tour directeur de théâtre, chef d’orchestre et metteur en scène, Laurent Naouri s’impose dans les quatre vilains, avec une belle présence tant physique que vocale. Dans le double emploi de la Muse et de Nicklausse, la mezzo Gaëlle Arquez tire son épingle du jeu grâce à la sincérité et à l’intensité de son interprétation. Sylvie Brunet-Grupposo est une guest-star de luxe en mère d’Antonia à qui elle prête sa voix opulente, tout comme Jean Teitgen au grave ample et généreux et qui campe un émouvant Crespel. Les seconds rôles sont tous excellents, citons l’impeccable Rodolphe Briand en Spalanzani ainsi que Philippe talbot très à l’aise dans sa quadruple prestation, et particulièrement désopilant dans les couplets de Frantz. Quant au chœur de l’Opéra de Paris, irréprochable de bout en bout, il s’impose par une belle présence scénique et vocale dès la scène de la taverne du premier acte.
A la tête de l’orchestre de l’Opéra, Mark Elder parvient à faire scintiller chaque détail de l’instrumentation, tout en menant fermement à terme ce jeu de la faiblesse humaine, où humour et poésie alternent avec bonheur, même si l’on peut regretter des tempi un peu lents donnant parfois l’impression d’un décalage de la fosse avec le rythme endiablé qui règne sur scène. Une soirée regorgeant d’énergie positive aux effets réconciliateurs. Et ce sentiment apaisant de communion autour d’une musique fédératrice dans notre ère actuelle de revendications et de colère n’est à l’évidence pas la moindre des vertus de cette belle soirée d’opéra.