La Bohème a toujours été particulièrement bien soignée aux Arènes de Vérone (on y a vu dans le temps tout Montmartre reconstruit avec le Sacré Cœur au sommet !). Cette année, c’est la mise en scène du Français Arnaud Bernard (2005) qui est reprise. Cette production nous avait subjugué à l’époque, mais il est toujours inquiétant de revoir un spectacle que l’on a aimé, d’autant que la distribution est quasi identique. Eh bien le miracle perdure, c’est bien un spectacle exceptionnel. Car non seulement la réalisation est intacte, mais elle bénéficie d’une énergie renouvelée tout à fait irrésistible. Le metteur en scène a visiblement beaucoup travaillé avec les chanteurs à leur jeu scénique, et tous sont épatants. Les garçons du café Momus sont désopilants, un peu genre Deschiens, et les rôles principaux se mêlent à tout le petit peuple parisien avec beaucoup de naturel, et sans qu’on les perde jamais de vue. Musette monte sur une immense table qu’elle parcourt sur toute sa longueur : un grand moment. Bien que l’on connaisse par cœur l’argument, on est entraînés par tous les personnages, on y croit, on les suit avec sympathie, on participe vraiment à leur histoire. Quant aux très bons chœurs, on les oublie tant ils sont bien intégrés au jeu scénique. Rarement mise en scène lyrique fut aussi fouillée, inventive : du très bon théâtre.
Le décor de William Orlandi a bien sûr une part très importante dans cette réussite ; il évoque les toits de Paris, blancs et glacés. Au milieu, une chambre mansardée, à laquelle on accède par une trappe dans le plancher, n’est esquissée que par quelques meubles et un poêle blancs. Le passage de l’acte I à l’acte II est absolument instantané, et comme par magie, on se retrouve dans la rue, devant le café Momus. Nous sommes à la fin du XIXe siècle, et la vie grouillante parisienne façon image d’Épinal – y compris des bateleurs et deux cracheurs de feu – défile sur scène. A l’acte III, la barrière d’Enfer sert de terminus à un tramway, et toute une armée de travailleurs à vélo envahit les arènes. On peut reprocher à ces petits à-côtés anecdotiques de détourner quelque peu l’attention de la musique et de l’opéra lui-même, mais le public applaudit de si bon cœur à chaque nouvelle trouvaille qu’il ne faut pas bouder notre plaisir.
On ne présente plus Marcelo Álvarez, l’un des meilleurs ténors du moment, et tenant de la grande tradition ; il est ici peut-être un peu moins percutant que dans le rôle d’André Chénier qu’il a chanté à Paris, mais son Rodolfo est plus intériorisé. Son « che gelida manina » est d’ailleurs interprété d’une manière confondante, tout en nuances et en sous-entendus, un modèle. Fiorenza Cedolins (Mimi), grande soprano lyrique, chante depuis une quinzaine d’années tous les grands rôles verdiens et pucciniens. Actrice consommée, elle a le physique du rôle, et exprime aussi bien la douceur, la vivacité souriante que le côté mutin, en même temps que la mélancolie et la fragilité de son personnage. La voix est toujours belle, avec des retenues, des silences, des piani qui ajoutent de l’émotion à des passages habituellement neutres : du grand art.
Tous les autres chanteurs sont également excellents. Et tout d’abord Serena Gamberoni (Musette), qui outre le fait qu’elle chante remarquablement bien, a pour autre qualité de n’être jamais vulgaire ; elle compose un personnage de lorette bonne fille, qui exploite son filon sainement, jamais méchamment. Les trois autres copains, Schaunard, Marcello et Colline, sont interprétés également par trois excellents chanteurs, Vincenzo Taormina, Luca Salsi, et Deyan Vatchkov qui rend plus doux-amer que brillant l’air du manteau, comme cela doit être. Tous brûlent les planches, et leur prestation vocale, malgré toute l’agitation qu’ils doivent assumer, est sans faille.
John Neshling, que l’on a bien connu à l’Opéra de Bordeaux à la fin du siècle dernier, dirige d’une manière vive et précise, maintenant d’un bout à l’autre de l’œuvre un rythme et un allant irrésistibles. Reste la délicate question de la sonorisation peu probante de ce spectacle*.
Jean-Marcel Humbert
* Vérone, jusqu’à récemment, n’a jamais été sonorisé, et l’on entendait très bien. Alors que se passe-t-il ? Les chanteurs ont-ils moins de puissance, ou sont-ils fatigués de trop chanter ? Ou bien les spectateurs deviennent-ils sourds ? Ou encore l’absence de grands décors réverbérant est-elle rédhibitoire ? Toujours est-il que le résultat, malgré les micros-pustules qui agrémentent la tête des interprètes, pose des problèmes d’écho et de son métallique particulièrement sensible ce soir. Si le choix n’est pas fait de revenir en arrière (on s’en est pourtant très bien passé depuis les Romains), cela vaudrait alors la peine de faire appel à un grand spécialiste, comme l’ingénieur du son de Bregenz…