Parmi la vaste production littéraire américaine de ces dernières années, l’un des romans les plus curieux est peut-être Lincoln au bardo, dans lequel George Saunders imagine la logorrhée et les dialogues de sourds auxquels se livrent tous les spectres flottant dans l’équivalent tibétain du purgatoire et présents en février 1862 dans le cimetière où Abraham Lincoln vient se recueillir sur la tombe de son jeune fils.
Ce genre de fantaisie un brin macabre était déjà à l’honneur aux Etats-Unis il y trente ans et davantage, puisqu’elle est à la source de l’opéra The Ghosts of Versailles, créé au Met en 1991 au terme d’une longue gestation. Le compositeur John Corigliano, né en 1938, livrait alors son unique opéra, mais on annonce que son second opus lyrique scénique, The Lord Cries, sera créé à Santa Fe à l’été 2021 avec Anthony Roth Costanzo dans le rôle-titre.
Un peu comme Antony and Cleopatra de Samuel Barber n’a pu survivre à sa création au Met qu’au prix d’une révision drastique pour en donner une version moins fastueuse mais plus jouable, John Corigliano a également revu et corrigé sa partition après 1991, l’a raccourcie et allégée. Cette version courte dure 2 heures et 20 minutes, ce qui n’est déjà pas mal. Et l’intrigue reste particulièrement dense en rebondissements. Le librettiste a imaginé la cour de Louis XVI dans les limbes, et surtout Marie-Antoinette se morfondant, bien qu’aimée de Beaumarchais qui imagine, pour la distraire, de lui montrer son nouvel opéra, inspiré de La Mère coupable, mais où il est question du célèbre Collier de la reine, et où le dramaturge est amené à intervenir lui-même dans l’action, le créateur se révélant à ses créatures. A la fin, les aristocrates n’échappent pas à la lanterne, mais « Antonia » – puisque le prénom Antoinette devait mal sonner aux oreilles étasuniennes – déclare son amour d’outre-tombe à son soupirant roturier.
A part le magnifique monologue de la reine, situé à la toute fin de l’œuvre et dont Renée Fleming avait enregistré une version fort émouvante, on avouera ne jamais jusque-là avoir entendu l’œuvre dans son intégralité, malgré l’existence d’une version discographique récente. Ce qui étonne avant tout le spectateur de Ghosts of Versailles, donné à Versailles, c’est la mosaïque de styles à laquelle procède John Corigliano. Quand le rideau se lève, on est agréablement surpris car on sent que l’on a bel et bien affaire à de la musique d’aujourd’hui, qui recherche des combinaisons de timbres sans forcément irriter l’oreille. Mais dès que Beaumarchais commence à faire voir sa pièce au couple royal, on bascule dans le pastiche, avec pseudo-récitatifs et pseudo-airs de coupe vaguement mozartienne. Cet à-la-manière-de dure bien plus que le reste, c’est un peu dommage, et n’est interrompu que par un autre exercice de style, lui aussi un rien longuet, quand la réception à l’ambassade de Turquie donne lieu à un numéro orientalisant. Après l’entracte, l’intrigue se resserre un peu, la musique cède moins aux sirènes passéistes, et comme on le disait, l’œuvre se termine par un air superbe.
La mise en scène de Jay Lesenger distingue bien l’univers (blanc) des spectres et le monde (franchement bariolé) du théâtre, et la légèreté des décors permet des enchaînements rapides. Le livret ne permet pas vraiment aux personnages d’avoir de la consistance, soit parce qu’ils sont spectraux, soit parce qu’ils se réduisent à des stéréotypes. C’est surtout regrettable pour le méchant de l’histoire, Bégearss, dont la vilénie apparaît d’abord de façon assez peu subtile. Christian Sanders est malgré tout un interprète doté d’une énergie convaincante, et son « air des rats » frappe au moins autant, sinon davantage que son « air du ver ». Remplaçant Yelena Dyachek, Teresa Perrotta compose une Marie-Antoinette mélancolique à souhait : on aimerait parfois un aigu plus épanoui, mais le monologue final est fort bien rendu. Lors de la création du spectacle, cet été à Glimmerglass, elle n’était qu’un des personnages secondaires de la cour, mais son aisance dans le rôle de la reine ne le laisse guère soupçonner. A ses côtés, Jonathan Bryan est un Beaumarchais plein d’autorité. Les autres protagonistes ont la solidité nécessaire à tenir leur rang dans les nombreux ensembles que compte l’œuvre ; à signaler toutefois un certain manque d’extrême grave chez Samira la chanteuse égyptienne – rôle tenu peut-être par Gretchen Krupp, comme à Glimmerglass, mais le programme ne le précise pas – et la relative acidité des notes les plus aiguës d’Emily Misch (Florestine).
Dans la fosse, Joseph Colaneri, directeur musical du festival de Glimmerglass, impose une rigueur imparable pour cette partition dont les moments d’apparente confusion (le final du premier acte, par exemple) n’en sont pas moins savamment organisés. Et bravo au tout nouvel Orchestre de l’Opéra Royal, formé pour l’occasion, et qui distille avec finesse toute la diversité de couleurs voulue par John Corigliano.