Si l’essor de l’opéra-ballet participe d’une réaction à la pompeuse gravité de la tragédie lyrique, il semble que le succès des Fêtes Vénitiennes s’explique aussi par l’atmosphère étouffante où la fin de règne de Louis XIV, sous l’emprise de la Maintenon, avait plongé la France. Trois siècles plus tard et en des temps à peine moins troublés, la production de l’Opéra-Comique nous offre une salutaire bouffée d’air frais. Avant que de critiquer l’entreprise, les grincheux prendront garde à ne se pas fourvoyer dans des comparaisons vaines autant qu’anachroniques. William Christie et Robert Carsen ont parfaitement saisi ce qui se joue ici : Les Fêtes vénitiennes ne délivrent aucune morale et visent le pur divertissement. Campra n’est pas Rameau ni Offenbach, Danchet n’est pas davantage Marivaux, et il nous faut les oublier pour goûter au charme léger, volatile, mais bien réel du premier opéra ballet comique.
Le triomphe qui salua la création aurait pu n’être qu’une tocade du public, mais le compositeur a su renouveler son intérêt en remettant sans cesse l’ouvrage sur le métier, s’adaptant également aux changements de distribution ou au contexte politique. Entre 1710 et 1760, Les Fêtes vénitiennes connurent près de 300 représentations et firent l’objet de parodies et pastiches qui témoignent aussi, faut-il le dire, de leur popularité. Campra a laissé au total neuf entrées, qui n’ont jamais été données au cours de la même représentation et se prêtent à moult combinaisons. William Christie et Robert Carsen ont retenu le prologue originel ainsi que trois entrées composées en 1710 et maintes fois reprises : Le Bal, Les Sérénades et les Joueurs et L’Opéra, soit un ensemble varié, cohérent, fluide et sans longueur.
Le premier divertissement laisse d’emblée entrevoir l’héritage de la comédie ballet, une joute épique et drôle y opposant, au gré de citations de Lully, Destouches et Marais, un Maître de musique et un Maître de danse qui semblent échappés du Bourgeois Gentilhomme. Campra entendait « mêler avec la délicatesse de la musique française, la vivacité de la musique italienne », mais c’est surtout la vitalité de ses danses, généralement courtes et insérées au cœur de l’action, qui frappe l’auditeur. La brièveté caractérise également la plupart des airs, de facture française, italienne ou mixte, mêlant, par exemple, rythmes pointés et vocalises ultramontaines, et les chanteurs n’ont guère l’occasion de briller individuellement. « Ce sont des hommes et femmes d’action qui veulent jouir de la vie », observe William Christie. Nous n’irons sans doute pas jusqu’à partager l’enthousiasme du chef pour qui la musique des Fêtes vénitiennes vaut une toile de Boucher ou de Fragonard. Elle pourrait difficilement, à notre estime, affronter seule l’épreuve du concert. Rares sont les pages moins frivoles comme la plainte, fugace, de Lucile dans Les Sérénades, « Amour, rend ma recherche vaine », et seul l’appel, onirique et voluptueux, de Zéphyr dans L’Opéra, « Naissez brillantes fleurs » laissera son empreinte dans notre mémoire.
© Vincent Pontet
Spirituels et badins, les dialogues des Fêtes vénitiennes prêtent souvent moins à rire qu’à sourire et consacrent la légèreté du trait. C’est ainsi que l’entendent Robert Carsen et Ed Wubb (Scapino Ballet Amsterdam) qui jamais ne l’appuient, mais exaltent la jeunesse des protagonistes au gré d’un spectacle joliment rythmé et coloré. Point de reconstitution baroque, mais point non plus de transposition hasardeuse : l’opéra a pour toile de fond une Venise stylisée et plus symbolique que réaliste. Certes, le vocabulaire chorégraphique peine à se renouveler et la mise en scène ne déborde pas d’imagination. Ces touristes d’aujourd’hui en vêtements de sport qui s’ébaudissent sur la place Saint Marc, ces lustres carmin qui descendent des cintres nous sont familiers ; mais en même temps, un surcroît d’invention jurerait avec la simplicité du propos et de l’habillage musical, au risque de briser l’équilibre subtil de la construction. Par contre, carnaval oblige, masques et travestissements abondent, avec quelques plaisantes trouvailles comme cette Fortune dont la robe dévoile en guise de panier une manière de roulette. La Folie et ses clones des deux sexes aux jambes outrageusement dénudées, les gestes lascifs des « mille amants » du Prologue qui taquinent la Raison, campée par une mère supérieure, semblent flirter avec l’érotisme de cabaret, mais le soufre a tôt fait de se dissiper pour laisser place à une gaité innocente, sinon un peu potache avec ces marins affublés de gondoles qui rappellent les clips de Jean-Paul Goude pour Kodak. Après tout, en 1721, Les Fêtes Vénitiennes intégrèrent des danses enfantines et accueillirent, entre autres, Marie Sallé, alors âgée de 11 ans.
Fraîcheur des voix et crédibilité scénique étaient ses objectifs avoués : pari gagné pour le casting qui réussit, à peu de choses près, un sans faute. De Marc Mauillon, en grande forme, à Reinoud Van Mechelen, irrésistible Zéphyr, en passant par Cyril Auvity ou encore la pétulante Emilie Renard, la plupart sont passés par le Jardin des Voix, cumulent les emplois avec bonheur et déploient un français limpide. Toujours un peu rugueux à froid, François Lis prête son grain mâle et sa silhouette élancée au donjuanesque Léandre alors que Marcel Beekman, excellent ténor de caractère, compose un savoureux Maître de musique. Arbitre des élégances, Emmanuelle de Negri a une classe folle et domine la distribution féminine, mais sans éclipser la lumineuse Rachel Redmond. Avec la complicité d’Arts florissants particulièrement en verve, William Christie magnifie les danseries de Campra et révèle le pouvoir de séduction – immédiate, éphémère – de ces Fêtes vénitiennes trop légères pour nous griser, mais non pour nous dérider. A tout seigneur tout honneur, le mot de la fin ne peut que lui revenir : « Chercher de la profondeur dans la comédie-ballet est inutile : les auditeurs doivent quitter le théâtre avec la sensation d’avoir vécu un moment de grâce. Ce n’est jamais vain dans une époque qui se prend trop au sérieux ! »