L’Opéra de quat’sous appartient, comme La Vie Parisienne, au genre du théâtre chanté, œuvres écrites pour des acteurs-chanteurs et non pour des chanteurs d’opéra. Récemment, le Berliner Ensemble (au théâtre de la Ville en 2009 et 2010) puis la Comédie Française (2011) ont proposé aux Parisiens deux interprétations diamétralement opposées, mais fort attachantes (voir le compte rendu de la seconde). Dans cette œuvre où la diction doit primer sur le chant, il était donc particulièrement intéressant d’entendre comment des chanteurs lyriques, et qui plus est anglais, allaient défendre l’œuvre, mais en version de concert il est vrai.
L’impression est très mitigée, et ce pour de nombreuses raisons qui ne sont pas toutes directement liées aux voix. La mise en espace limitée de Ted Huffman est pourtant soignée, tout comme les éclairages de Malcolm Rippeth, qui contribuent à créer une atmosphère propice. Mais dès le début, quand le récitant Max Hopp, qui raconte l’histoire (tous les textes parlés sont coupés) à la manière d’une matinée scolaire essaie de se faire entendre sur la musique de l’ouverture, on commence déjà à décrocher. L’orchestre et les chœurs sont somptueux (presque trop), mais les choristes (non crédités) campent de piètres personnages secondaires, tandis que le chef Vladimir Jurowski peine à trouver un style, hésitant sans cesse entre le sirupeux à l’américaine et le Gilbert et Sullivan à l’anglaise : on sort du spectacle avec l’impression de moments juxtaposés, mais pas du tout d’une œuvre construite. On a surtout l’impression d’une soirée insuffisamment préparée et d’un travail inabouti, comme si c’était là la répétition générale du concert programmé au London’s Royal Festival Hall le 2 mars.
Que dire des chanteurs ? Cela va du pire au meilleur, mais c’est toujours si déchirant de devoir écrire que certains, que l’on a tellement admirés, ne sont plus vraiment en état de paraître dignement sur une scène, du moins dans une œuvre aussi difficile qui demande une rigueur totale et des moyens vocaux intacts. John Tomlinson (Jonathan Peachum) détonne en s’accompagnant chaotiquement à l’orgue, puis l’air lui manque dès le milieu du premier final au point qu’on se demande s’il ne va pas faire une attaque. Dame Felicity Palmer, pourtant aguerrie à ce répertoire (elle était grandiose à l’Opéra de Paris en 1995 dans Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny), semble avoir mal compris le rôle de Celia Peachum qu’elle chante avec des restes de voix, en minaudant à qui mieux-mieux, dans un style on ne peut plus anglais. La « Ballade de l’asservissement sexuel », notamment, est interprétée trop lentement et sans esprit. Allison Bell défend honorablement le rôle de Polly, dont elle a certainement les moyens, mais elle reste en panne de médium pendant une bonne partie de la soirée, si bien que par moments on ne l’entend plus, en dehors des aigus. Elle assure néanmoins correctement les airs et le duo avec Lucy. Quant à Mark Padmore (Macheath), ni charmeur ni truqueur, il est comme absent, comme incapable de rendre le style de l’œuvre ; ainsi, dans l’« Épitre », il n’arrive pas à soutenir le rythme implacable de « fauve en cage ». Nicholas Folwell (Tiger Brown) éructe une espèce de bouillie incompréhensible, bref, tout va un peu vocalement a vau-l’eau.
Mais soudain, avec l’entrée de Meow Meow (Jenny), intervient un véritable miracle. D’un seul coup, c’est le ton juste, les intonations, la voix rauque venue d’ailleurs, les attitudes, l’émotion : Jenny-des-Lupanars est là, comme il se doit « vulgaire et sublime, âpre, désespérée, drôle, qui vous met les tripes et le cœur à l’envers, qui dérange enfin. » Meow Meow, vraie diseuse de cabaret, se produit aux quatre coins du monde : elle est tout simplement sublime dans ses deux airs, et montre, à l’image de Milva, que les Allemands ne sont pas seuls à pouvoir défendre vaillamment ce répertoire. A ses côtés, Gabriela Iştoc campe une Lucy drôle et bien en situation, avec une grande voix lyrique qui prend tout son sens lors des morceaux de bravoure de pastiche du grrrrrand opéra.