Les Traviata se suivent, et parfois se ressemblent. En effet, quelques semaines seulement après les représentations des Chorégies d’Orange, la Fenice nous propose le chef d’œuvre de Verdi dans une distribution quasi identique. Grande différence, et elle est d’importance, il s’agit d’une reprise de la mise en scène conçue par Robert Carsen en 2004 pour la première production lyrique du théâtre fraîchement inauguré ; Patrizia Ciofi incarnait déjà le rôle principal.
Robert Carsen a pris le parti de la modernisation. Un parti a priori discutable : quoi de plus historiquement daté que la société décrite par Dumas fils ? Carsen fait de Violetta une pute de luxe, jet-setteuse brûlant la chandelle par les deux bouts. Le prélude orchestral nous permet de voir Violetta accueillir ses différents amants et recevoir goulument le paiement de ses charmes, le personnage étant ainsi ramené à une simple prostituée. Au premier acte, la fête bat son plein dans une ambiance un peu disco. Alfredo est un photographe tout droit sorti du « Blow-up » d’Antonioni, mitraillant en permanence sa diva préférée. Artiste complet : il s’accompagne lui-même sur un piano blanc pour le Brindisi. Douphol, un peu fatigué, préfère quant à lui regarder la télé. Après une opportune piqure, administrée par un Grenvil complaisant, Violetta retrouve la forme : son Sempre libera est chanté sous les assauts du Baron qui vient de retrouver sa vigueur, tandis que la jeune femme jette en l’air les billets de banque durement gagnés. Tout ça est furieusement chic, un peu déjà vu, mais assez efficace et sans trop de contradictions avec le texte.
Au second acte, nous retrouvons un décor de clairière : deux pans de murs couverts d’une photo de troncs d’arbres ; au sol, un tapis de feuilles mortes : en fait, les billets de banque aux teintes dorénavant passées. Le duo Violetta – Germont voit ce dernier plus que troublé par la beauté de la jeune femme qu’il caresse avec plus de désir que de tendresse, avant, bien sûr, de sortir la monnaie sur « Generosa! E per voi che far poss’io ? ». Changement à vue pour la seconde scène, Flora semblant habiter une sorte de tripot ; les toréadors font ici place à des cow-boys et cow-girls en lamé, exécutant une chorégraphie astucieusement parodique, digne du plus miteux cabaret de Las Vegas. Le dernier acte nous ramène à l’appartement initial, en cours de réfection pour son prochain occupant et squatté par Violetta. Alfredo a troqué son blouson de cuir pour un costume de jeune cadre dynamique : malgré cet amour qui renaît, tout retour au passé est impossible. Comme on le voit, une vision particulièrement pessimiste et noire de « Traviata » où la rédemption semble impossible. Comme souvent chez Carsen, on retrouve donc des images fortes, très esthétiques, pas toujours originales mais le plus souvent à propos.
Dans le cadre intimiste de la Fenice, la voix de Ciofi n’a aucun mal à se faire entendre. Les moments les plus beaux sont également les plus élégiaques ; au premier acte, le « A forse lui » est proprement magnifique ; si le « Sempre libera » manque un peu de cette violence désespérée des grandes Violetta, les coloratures sont superbement exécutées, et la conclusion par un mi-bémol « orgasmique » (mais un peu court) est en parfaite adéquation avec la situation scénique déjà mentionnée. Sans surprise, le « Dite alla giovine » est d’une intense émotion, mais le « Amami Alfredo » l’est tout autant, malgré le manque naturel de largeur de la voix de Ciofi ; celle-ci est d’ailleurs magnifiquement suivie par Chung qui sait accentuer les effets dramatiques tout en contrôlant le volume orchestral. Pour ne pas tout citer, précisons que les deux couplets du « Addio del passato » sont intelligemment différenciés (ce qui fait regretter la coupure de la reprise de l’air au premier acte). Dramatiquement, Ciofi sait utiliser sa fragilité pour renforcer l’émotion de sa caractérisation. Seul petit regret, un timbre un peu passe-partout et une voix qui manque parfois du clinquant nécessaire au premier acte ou chez Flora. A ces réserves mineures près, une belle Traviata, émouvante dans sa sincérité.
On retrouve à ses côtés l’Alfredo d’Orange, le jeune Vittorio Grigolo, ténor sympathique au timbre riche, mais à la technique perfectible. Le Brindisi alterne des phrases peu audibles avec d’autres où la voix se détache très clairement ; à de nombreuses reprises, les respirations sont perceptibles. Dans ces conditions, le contre-ut final de la cabalette est un peu une surprise, et sans doute aussi pour le jeune chanteur : celui-ci attaque en effet sa note caché dans un coin du décor avant de se retourner pour la laisser s’épanouir face au public. Ces problèmes de souffle disparaissent alors et la suite n’appelle aucune réserve, si ce n’est un déséquilibre de volume (un peu indécent vue la situation) dans le dernier duo avec Violetta. L’acteur est sympathique avec une caractérisation juste, évitant l’histrionisme. Bref, une voix à suivre mais dont il faut espérer qu’elle saura conforter sa technique avant de s’attaquer à des rôles plus lourds ou à des salles plus grandes.
A la différence d’Orange, c’est Vladimir Stoyanov qui incarne ici Giorgio Germont ; le baryton n’est pas tout à fait au niveau de ses partenaires : la voix est un peu monochrome ; l’émission est retenue, comme pour assurer la durée (la cabalette de la scène I de l’acte II est ici rétablie) ; plus ennuyeux, l’aigu est souvent trémulant. Au positif, l’incarnation est intelligente et le chant conserve un certain style avec un beau legato à de nombreuses reprises. On ne citera pas les divers comprimari, tous, sans exception, excellents acteurs et chanteurs, de même que les artistes du chœur.
Je dois avouer que je n’attendais pas Myung-Whun Chung dans un ouvrage comme La Traviata. A la tête d’un orchestre de la Fenice en très grande forme, le chef coréen offre une lecture pleine d’urgence, et même de violence, tout en portant une grande attention aux chanteurs. Les nuances de la partition sont finement rendues, sans que cette attention musicale aux détails ne se fasse au détriment de la cohésion de l’ensemble, et en particulier à la théâtralité de la représentation. Quant aux passages plus poétiques, ils sont parfaitement soutenus. Une remarquable réussite, donc.
Placido Carrerotti