Pendant l’Ouverture apparaît sur scène une vieille dame qui se tamponne les yeux : au premier acte, elle devient « die alte Fürstin Resi », projection de la Maréchale dans quelques décennies, mais son retour au dernier acte montre qu’elle porte en fait la même robe que la rivale de Marie-Thérèse : Der Rosenkavalier ou les malheurs de Sophie se rappelant ses jeunes années ? Mais ce n’est pas cette approche rétrospective que propose le spectacle strasbourgeois. Se souvenant peut-être d’Ariadne auf Naxos et du quatuor entourant Zerbinette, Mariame Clément a songé que la Commedia dell’ Arte n’était pas si loin du Chevalier à la rose, une seule année séparant la création de l’un et la première version de l’autre. Elle a donc eu l’idée intéressante d’aller à l’encontre d’une tradition voulant que le chef-d’œuvre de Strauss soit représenté avec faste, dans des décors monumentaux. Rideaux et tréteaux remplacent les somptueux intérieurs rococo, et des masques italiens y évoluent. Mais cette idée qui en vaut une autre ne débouche malheureusement pas sur grand-chose. Le plateau est réduit de moitié, ce qui limite les déplacements et explique peut-être le statisme de beaucoup de scènes où chacun reste assis ou planté à sa place. Tous les personnages secondaires portent le masque et adoptent une gestuelle stylisée, sauf le notaire et quelques autres, sans qu’on sache trop pourquoi, et le négrillon Mohammed devient un Arlequin – Herbert Wernicke en avait fait un Paillasse, mais l’idée était déjà là. Compte tenu de la nudité du décor, le prélude instrumental du dernier acte devient problématique : il est censé montrer les préparatifs de la farce qu’on va jouer à Ochs, mais il n’y a ici ni trappes, ni portes, ni fenêtres dérobées. Plutôt que de laisser l’orchestre jouer à rideau fermé, Mariame Clément meuble comme elle peut, d’abord en faisant danser un quadrille aux quatre personnages principaux, les yeux bandés, puis en envoyant une bande de machinistes en tenue d’époque installer une petite estrade sur laquelle Ochs et « Mariandel » danseront (sous des lampions déjà vus dans la production d’Adolf Dresen au Châtelet en 1993). Et surtout tous ces voilages blancs et autres stores bouillonnés, qui n’ont rien de bien agréables à l’œil, ne donnent pas lieu à une réflexion sur le théâtre dans le théâtre, comme on aurait pu s’y attendre ; il ne suffit pas pour cela de faire entrer la Maréchale au milieu du public, au dernier acte, ou de l’y faire revenir afin d’assister en spectatrice au duo Octavian-Sophie. Du coup, la référence à la Commedia dell’ Arte paraît ici plaquée de manière purement décorative, et donne lieu à un spectacle pauvre, malgré des costumes historiques dans leur forme générale, mais assez quelconques, voire carrément hideux en ce qui concerne la Maréchale, affublée d’étoffes particulièrement vilaines. Peut-être la metteuse en scène devrait-elle envisager de collaborer avec quelqu’un d’autre que sa costumière et décoratrice attitrée Julia Hansen, qu’on a connue plus inspirée.
Heureusement, ce spectacle réserve bien plus de satisfactions sur le plan musical, même si là non plus, le plaisir n’est pas sans mélange. Directeur musical et bientôt directeur artistique de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg, le chef slovène Marko Letonja conduit sa phalange avec beaucoup de panache et de finesse ; c’est son premier opéra de Strauss, les musiciens, nombreux, semblent un peu à l’étroit dans la fosse, et les cuivres sonnent un peu fort. Si la mise en scène « allégée » de Mariame Clément ne convainc pas, l’Ochs de Wolfgang Bankl retient l’attention : voici enfin un Lerchenau que l’on n’a pas limité au stéréotype du rustre ridicule ou du balourd miteux (et Octavian ne le blesse pas au postérieur, mais lui soufflette simplement le nez). Sa grossièreté ne se révèle que peu à peu, et le personnage parvient à faire illusion au long du premier acte, d’autant mieux que cette basse viennoise, en pleine possession de ses moyens – on s’en réjouit, après tant d’Ochs à la voix usée, réduits à jouer plus qu’à chanter – interprète la partition avec sobriété, sans effets appuyés. On en dira autant de Werner Van Mechelen, dont le Faninal bien en voix pèche plutôt par un déficit de caractérisation. Le Chanteur italien est roumain, mais le timbre de Stefan Pop n’est pas des plus séduisants. Valzacchi en revanche, est authentiquement italien, et Enrico Casari y tient fort bien sa partie, secondé par une Hilke Andersen très sonore. En Marianne, Sophie Angebault livre en revanche des aigus assez stridents.
Le trio féminin est déséquilibré par la prestation de Daniela Fally. Cette soprano autrichienne a récemment interprété Blondchen à Strasbourg, et c’est en effet une soubrette que l’on entend ici, aux intonations pointues, dont on comprend mal qu’Octavian puisse s’éprendre au premier coup d’œil. Malgré toutes les bonnes intentions de Mariame Clément, cette Sophie-là est une gourde sans grand intérêt, et elle a de plus le défaut de chanter trop fort dans les ensembles du final. On l’entend en effet davantage que ses partenaires qui la surpassent pourtant amplement en qualité vocale. Petit blondinet que la Maréchale dépasse presque d’une tête, Michaela Selinger est un Quinquin des plus charmants, avec une voix de mezzo suffisamment claire pour le personnage, très cocasse en Mariandel grisée par un verre de vin, très crédible en adolescent vaniteux ou en jeune amoureux, malgré une Présentation de la rose dépouillée de sa magie par un décor terne. Et Melanie Diener est une très belle Bichette, parfois rieuse, souvent songeuse, crispée dans sa résignation finale, admirable diseuse dont on ne perd pas un mot du texte, aux pianos exquis et au chant plein de cette élégance indispensable à la Maréchale. Comme dit Quinquin, Marie-Theres’, wie gut Sie ist…
Version recommandée
Richard Strauss: Der Rosenkavalier | Richard Strauss par Wiener Philharmoniker