« Par nature, une abbaye résonne de musique et de chant, tout particulièrement dans les temps liturgiques. » La 36e édition du Festival Passion de l’abbaye de Fontevraud fait la part belle à la voix « tant ses espaces sont propices à y faire sonner mille ans de répertoire religieux, » comme s’en réjouit Martin Morillon.
Le directeur de l’établissement souligne « la singularité des acoustiques au sein des bâtiments : fortement réverbérées dans l’église abbatiale, comme l’exigent chant monodique, plain-chant et jusqu’aux premières polyphonies. Plus sèches dans le réfectoire, idéales pour les périodes baroques et classiques. La spectaculaire charpente en coque de bateau renversée du Haut-dortoir induit quant à elle un son beaucoup plus mat se prêtant parfaitement aux musiques romantiques. »
C’est dans le réfectoire des moniales – impressionnant vaisseau de 46m de long – que le Poème Harmonique a pris quartier pour un très beau programme de Méditations de Carême qui, de l’aveu de son chef d’orchestre, l’accompagne depuis si longtemps qu’il ne saurait en dater la création, bien que le programme de salle évoque les représentations d’avril 2014 à la Philharmonie de Cologne puis au festival Misteria Paschalia de Cracovie.
L’exceptionnel corpus de trente-deux Leçons de Ténèbres de Marc-Antoine Charpentier a permis à Vincent Dumestre, plutôt que de proposer une restitution liturgique, de modeler un programme éminemment sensible et contrasté alternant de larges extraits de Leçons de Ténèbres, cinq Motets en forme de Méditations et un Miserere. Ainsi les Lamentations de Jérémie se trouvent-elles intriquées de précieuses miniatures évoquant la Passion. L’alternance entre Ancien et Nouveau Testament fonctionne remarquablement, même si l’intervention parlée au milieu du concert coupe quelque peu l’élan émotionnel des spectateurs.
Générosité, dynamique, homogénéité, subtilité des nuances ; les qualités bien connues de l’Ensemble s’imposent dès la première méditation. L’exubérance naturelle des interprètes dans d’autres répertoires qui nous avait enthousiasmée notamment au Festival à Ciel Ouvert, se trouve ici rigoureusement encadrée afin de servir le propos au plus juste sans jamais se départir d’une grande élégance y compris dans les moments les plus intenses.
C’est le cas du « Jérusalem » de la Troisième Leçon de ténèbres du Mercredi saint ou encore du magnifique Repons qui suit, « Unus ex discipulis meis », très rythmique mais jamais sec, où les deux violonistes se révèlent bouleversantes. Quel dommage qu’ici, comme à plusieurs reprises, le flûtiste, pour sa part, ne donne quelques signes de fragilité.
Mention spéciale en revanche pour l’organiste qui enrichit, densifie le son sans jamais s’imposer. L’ensemble de l’orchestre, à vrai dire, ne mérite que des louanges dans l’équilibre des pupitres, dans la retenue comme dans l’expressivité avec une intelligence de l’articulation proverbiale sous la houlette dense et précise de Vincent Dumestre.
Sobres, intenses, les trois solistes partagent une certain clarté dans le timbre qui apporte une lumière poignante au propos. Le Haute contre, Paco Garcia bénéficie d’une voix droite et percussive, tandis que le ténor, Léo Vermot-Desroches jouit d’un timbre plus charnu à la projection assurée qui offre une plénitude prenante au « Nun » de la Troisième Leçon de Ténèbres du Mercredi saint. La Basse, Benoît Arnould, est pour sa part un tribun convainquant, notamment dans le « Lamed » de la Troisième Leçon de ténèbres du Mercredi saint même si on lui voudrait plus d’autorité encore dans les graves.
La pâte sonore aussi riche que ductile du choeur du Poème Harmonique sert le propos avec ferveur. Moelleux des attaques, précision des mélismes, délicatesse des nuances cisèlent les partitions sans en contraindre la fluidité comme dans le « Caph » de la Troisième Leçon de ténèbres du Mercredi saint. Le « Mem » ou encore le « Cum cenasset Jesus » sont, quant à eux, proprement bouleversants.
Le programme s’achève avec le « Miserere mei, Deus » ont l’un des chanteur assume le plain-chant depuis le fond du réfectoire, derrière les spectateurs, d’une voix pleine et riche en harmonies graves. Cette sobre spatialisation revêt ainsi une puissante dimension incantatoire puisque la prière semble venir de la salle, des auditeurs, portant l’appel à la Miséricorde de chacun.
Ce concert tout en clair-obscur, sobrement éclairé à la bougie, s’achève dans le noir comme le veut la tradition des Leçons de Ténèbres. Croyants ou non, les spectateurs ont ensuite tout loisir de déambuler jusqu’au milieu de la nuit dans l’extraordinaire abbaye royale pour s’imprégner mieux encore de la spiritualité du lieu.
Prochain rendez-vous musical le 14 avril prochain avec l’Ensemble Amarillis pour qui Patricia Petibon incarnera les « Destins de Reine ».