Que James Gray – réalisateur, entre autres, des films Little Odessa, The Immigrant ou Ad Astra – s’essaie à la mise en scène d’opéra avait suscité autant d’espoirs de voir une production novatrice et originale, que de craintes à l’idée d’une relecture iconoclaste.
Quelle n’est donc pas notre surprise lorsque le rideau s’ouvre sur ce qui ressemble plus qu’étrangement à la mise en scène de ces mêmes Noces de Figaro par Giorgio Strehler ! Inspiration ? Hommage ? Copie ? Susanna assise sur les genoux de Figaro, cette corde à linge où pend un vêtement du Comte et que Figaro frappe d’un bâton lors du « Se vuol ballare » ; le jaune passé de la chambre de la Comtesse, sa robe rouge ; Susanna se jetant sur Marcelline et rattrapée de justesse par Figaro au finale du II ; mais aussi ces décors, purement décoratifs et n’offrant que peu de possibilités d’action – et quel dommage d’avoir si peu de portes dans une œuvre où elles claquent si souvent !
Au-delà de ces références évidentes à Strehler, c’est définitivement une impression de déjà-vu qui prime : des gestes, des attitudes codifiés hérités d’une longue tradition de mise en scène mais qui semblent aujourd’hui d’un autre temps. James Gray assume en effet l’artificialité du théâtre, et ne cherche aucunement l’illusion théâtrale : les personnages sont le plus souvent face public, les planches ont une importance capitale dans le décor qui autorise les chanteurs à passer de la scène à la salle, le rideau est levé par Figaro au début du spectacle… La notion de quatrième mur est absolument étrangère à cette production qui souffre, par là-même, d’un manque de naturel et de continuité dans l’action dont on n’a plus vraiment l’habitude.
Après deux premiers actes excessivement classiques apparaît un décor assez graphique et circulaire autour d’un grand escalier sur lequel évoluent les personnages. Quelques chaises achèvent le décor ainsi que des jeux de lumières incongrues, qui ne comblent pas une direction d’acteur limitée. Quant au dernier acte, c’est un jardin qui a le mérite d’offrir nombre d’espaces pour se cacher.
Certes le spectacle est joli et l’on passe un moment agréable – et l’enthousiasme de la salle l’a prouvé avec raison. Plus encore, les nostalgiques des mises en scène du passé se sentiront comme à la maison. On craignait une relecture trop franche des Noces de Figaro de la part d’un homme de cinéma ; en réalité, il a comme remis sur l’œuvre un peu de la poussière que plusieurs décennies de metteurs en scène – à tort ou à raison – s’étaient évertuées à faire disparaître.
Le classicisme de cette production n’est évidemment pas un problème en soi, mais plusieurs questions se posent malgré tout – car pour une mise en scène, le « joli » ne sera jamais le gage du « réussi » : a-t-on la tension dramatique inhérente à cet opéra ? A-t-on l’épaisseur psychologique qui caractérise les personnages ? A-t-on, simplement, toute la richesse de l’œuvre de Mozart et Da Ponte sous les yeux ? La réponse est non, car qu’on le veuille ou pas, Les Noces de Figaro sont plus qu’une jolie histoire, plus qu’une comédie légère où aucun protagoniste ne mettrait en jeu ses sentiments.
Les sentiments, voilà précisément ce qui manque dans la direction d’acteur de James Gray : du désir, peu ; de l’amour, moins ; et la reconnaissance de Figaro par ses parents – et l’émotion qu’elle devrait susciter – tombe à l’eau. C’est d’autant plus dommage que le metteur en scène est face à une distribution remarquable, donc chacun révèle un potentiel d’acteur dont il aurait suffi de tirer profit.
Le Figaro de Robert Gleadow est impeccable vocalement, naturel, engagé dans le texte et d’une vivacité physique idéale ; la Susanna d’Anna Aglatova mêle dans sa voix la délicatesse du personnage et un caractère affirmé ; et le Chérubin d’Eléonore Pancrazi semble parfaitement à son aise tout au long de la partition, sans manquer d’un jeu masculin et juvénile.
Stéphane Degout est un Comte Almaviva d’une remarquable autorité vocale et mène « Hai già vinta la causa » avec un art consommé du récitatif, avant un air superbe où se déploie toute la beauté du timbre. Pourquoi James Gray n’a-t-il rien proposé d’autre qu’un personnage qui donne des coups d’épée dans le vide pendant ce moment de crise et, pire encore, qui mange une feuille de papier à l’acte III ? Par dépit sans doute, d’accord, mais le Comte Almaviva n’évoque-t-il donc rien de plus noble, de plus profond et de plus tragique que de manger du papier ?
Heureusement la Comtesse subit un sort plus sobre, incarnée par Vannina Santoni. Une fort belle Comtesse, qui recherche une ligne et un son éthérés au possible : voilà qui donne de la sensibilité au personnage, mais on regretterait presque de ne pas entendre la voix plus pleine tant elle peut être rayonnante.
Carlo Lepore (Bartolo), Mathias Vidal (Basilio) et Jennifer Larmore (Marcelline) sont parfaits dans leurs rôles de « méchants ». Dommage que ces derniers soient traités comme des caricatures et que la Barberine de Florie Valiquette, impeccable, n’ait pas plus d’occasions de briller scéniquement.
Une distribution vocale idéale donc, dirigée par un Jérémie Rhorer qui domine la soirée. Ne laissant rien au hasard, dirigeant chaque détail de la partition, il obtient du Cercle de l’Harmonie un son superbe, avec un abattage dont seuls les instruments anciens sont capables. Les tempos sont d’une vivacité monstre – entraînant quelques décalages avec les chanteurs – mais le chef n’oublie pas de ménager des temps de respiration, tels que « Dove sono » ou « Che soave zeffiretto ». A noter tout particulièrement, le très bel usage des cors, aussi bien dans les moments dramatiques que dans les moments les plus doux.
Ce soir, c’est l’orchestre qui portait le drame et les passions. Une preuve que la musique de Mozart en dira toujours plus qu’aucun metteur en scène.