C’est avec émerveillement que nous avons découvert cet « opéra pour la famille » tiré du livre The Magic Pillows par son auteur lui-même, Eugène Trivizas. Paru en 1992, le roman est une sorte de conte. Un souverain tyrannique et cupide qui accapare les richesses provenant du travail de ses sujets, l’extraction minière et la fabrication de tricots en treillis métallique, réglemente sans cesse leur vie quotidienne pour que rien ne vienne les détourner du travail. Ainsi il a fini par tout interdire, le carnaval, la culture des fleurs et les fêtes d’anniversaire. Mais les attentats en peau de banane le prouvent : son peuple ne l’aime pas. Il faut le punir. Ses conseillers, le lèche-bottes obséquieux, le militaire obtus et l’astrologue malvoyant, finissent par trouver la faille : quand les sujets dorment, ils rêvent librement. Il faut leur confisquer leurs oreillers et les remplacer par des oreillers magiques qui distilleront des cauchemars. Dès lors dormir deviendra si pénible qu’ils préfèreront travailler.
C’est ce qui arrive. Mais, on s’en doute, l’engrenage va se gripper. D’abord, dans une école lointaine, un instituteur banal va éveiller ses élèves à la réflexion qui délivre de la passivité et de la soumission, les inciter à être solidaires et préparer ainsi une génération prête à refuser de perpétuer l’esclavage. Dans une mine, l’insatisfaction sera assez forte pour rassembler ceux qui osent l’exprimer. La répression aura pour effet d’augmenter les résistances et au terme d’un retournement de situation le tyran et ses séides seront punis par où ils avaient péché.
Au diable les oreillers magiques ! © a.simopoulos
Ce résumé conduira certains à estimer qu’il s’agit là d’une œuvre destinée à endoctriner sournoisement les enfants. Si le méchant roi qui rend le peuple malheureux est un affreux capitaliste, c’est le capitalisme l’ennemi, et la scène de révolte dans la mine suggère la solution, avec un poing levé au centre de la manifestation. Mais si l’on convient que tout spectacle est porteur d’une idéologie, on admettra que même les comédies musicales pour enfants apparemment les moins « politiques » suscitent sympathies ou aversions. Et celle-ci le fait avec assez de subtilité pour qu’on ne s’en offusque pas puisque le message n’a pas la brutalité menaçante d’une injonction.
Si le spectacle a retenu notre attention et nous a séduit, c’est en raison de la qualité de la réalisation. Elle tient aux éléments matériels réunis, des éléments de décor succincts mais suffisants, signés Tina Tzoka – quelques accessoires éloquents tels le télescope-canon utilisé pour observer le comportement de la population –, des costumes très soignés et d’une fantaisie inspirée conçus par Ioanna Tsami. Elle tient à une mise en scène réglée au cordeau par Natasha Triantafylli et à une exécution rigoureuse qui ne laisse place à aucun flottement. Si pour certains spectacles pour enfants le terme de « patronage » s’impose, il ne nous viendrait pas à l’idée de l’employer pour cette production d’un très haut niveau professionnel. Elle tient à une exécution musicale de premier ordre, dans un équilibre entre la fosse et le plateau jamais altéré. Y avait-il une sonorisation, pour les scènes en salle de classe ? Si oui, elle est si réussie qu’elle se fait oublier.
L’instituteur dans sa classe © valeria isaeva
Elle tient aussi et peut-être surtout à la qualité de la musique de George Dousis, qui se tient au large des facilités paresseuses et répétitives censées plaire aux enfants. La variété mélodique, le raffinement orchestral, les éructations royales, les balbutiements des courtisans, l’énergie et la sincérité de l’enseignant, la spontanéité, l’ingénuité et les échanges des enfants, autant de motifs de déguster une composition où passent parfois quelques échos (Hair, Notre dame de Paris) comme de discrètes réminiscences loin de rappels racoleurs, et dont chaque séquence a une saveur nouvelle.
Si les solistes, au premier rang desquels le ténor Nicolas Maraziotis dans le rôle de l’enseignant, le roi imbuvable de Nikos Kotenidis, et les trois courtisans, Dionisios Melogiannidis (le lèche-bottes), Vangelis Maniatis (le militaire borné) et George Mattheakakis ( le sorcier) sont remarquables par leur ligne de chant et leur engagement théâtral, c’est au chœur d’enfants de l’Opéra National de Grèce et à ses solistes, que nous ne pouvons citer avec précision à cause de l’alternance, que va toute notre admiration. Certes, le spectacle était déjà bien rôdé, à la sixième représentation. Mais la qualité des prestations de ces apprentis est déjà celle de professionnels hautement qualifiés. De quoi ne pas s’étonner qu’ils triomphent, leur public s’estimant comblé. Une belle leçon de respect pour les gougnafiers du théâtre musical pour enfants !