La tête encore bien pleine des émotions de la veille et curieux de la suite des événements, on ne donnerait cependant pas sa main à couper en pariant sur la météo favorable annoncée pour cette nouvelle journée au festival « Dans les jardins de William Christie ». En effet, il pleut des cordes à midi. Quelle drôle d’idée de s’être réservée la visite guidée des jardins aujourd’hui… Certes, des lieux de repli sont prévus pour les différents concerts, mais tout de même ! Une heure plus tard – après tout, nous sommes en Vendée –, le soleil est radieux. L’occasion de visiter d’abord, dans le Quartier des Artistes, la maison de la Fontaine, dans le village, où sont installés le Garden Café et surtout la création potagère, le Clos des Aubergines, avec un nombre incroyable de variations colorées de ce légume, provenant du monde entier et artistement disposées par le jardinier botaniste Baptiste Pierre. Puis, c’est la visite des jardins de William Christie, généreusement ouverts au public, avec une jauge élargie grâce au soleil mais suffisamment limitée pour préserver une convivialité qui laisse de la place et permet à tous de se sentir à l’aise. On s’éloigne trop de la musique dans ce compte rendu où l’on s’apprête à décrire les jardins ? Que nenni ! Car tout est lié dans cette célébration des sens, où le concept de la fête baroque est respecté à la lettre : la musique est partout dans la beauté de ce grand œuvre réalisé dans un lieu classé jardin remarquable en 2004 et qui s’agrandit d’année en année, au rythme des parcelles ou des ruines achetées au fil du temps. Tout ce patrimoine délaissé du XVIIe siècle et entouré de champs vides est remis en valeur avec les mêmes soin, évidence et ténacité que l’ont été les Atys ou Médée en leur temps. En parcourant ces espaces verts devenus extraordinaires, c’est à la fois l’histoire de la musique qu’on feuillette, où chaque endroit peut accueillir des formations en plus ou moins grand nombre, mais aussi la vision au long cours de l’artiste qui l’a imaginée. L’ensemble du jardin tel qu’il est maintenant paraît être sorti tout armé de la tête de son concepteur, comme une petite Athéna casquée, même s’il a fallu plus de trente ans pour lui donner véritablement forme et que ce chef-d’œuvre éclectique est encore amené à évoluer. Les sens sont à la fête, donc, déjà prêts pour la musique à venir. Le théâtre de verdure, par exemple, est un clin d’œil aux fabriques rococo, avec une apparence de forteresse vue du dehors de par ses ifs taillés en pavillons chinois avec de vagues airs de crête ou d’arête épineuse de dragon formant un salon intime au dedans. On a envie de s’y installer pour découvrir des trésors de cabinets de curiosités sonores et parfumés, développés également dans la cour d’honneur aux parterres à la française mâtinés d’Angleterre et d’Italie aux entournures, magnifiés ici et là par un citronnier ou un kumquat dont William Christie réalisera des confitures ou parfumera sa cuisine dont les principaux ingrédients proviennent du potager ; tout ici tient du Gesamtkunstwerk et de l’art de vivre porté à son plus haut niveau. On se fera une idée plus précise de ces jardins opulents et éclectiques sur le site dédié.
Après cette mise en bouche, passons au programme musical, avec une première séquence joliment intitulée « À l’ombre d’une jeune fille en fleurs », où la soprano Élodie Fonnard lit avec ferveur et application des extraits de lettres du XVIIe puis chante en experte des mots d’amour, accompagnée au théorbe par Diego Salamanca, dans le cloître (une composition inventée de toutes pièces par William Christie, sublimée par ses rosiers grimpants). Un coup de soleil plus tard, c’est dans la fraîcheur du petit bois d’Henry-Claude, idéal petit bois d’amour, qu’on écoute un « Jubilé des deux Elizabeth ». Élégamment accompagné par Thomas Dunford au luth, Paul Agnew reprend du service en qualité de ténor pour nous faire entendre, entre deux passages impromptus d’un tracteur qui a oublié qu’on était en plein festival, des airs de John Dowland et de ses contemporains. Les bruits parasites ne parviennent pas à perturber la beauté et la pureté de l’interprétation des deux compères. Facétieux, Paul Agnew nous explique qu’il a été difficile, pour Elizabeth II, de trouver un compositeur officiel digne de ce nom pour son jubilé récent et entonne Something des… Beatles ! Puis, avec un art consommé de la narration pour introduire la suite ainsi que beaucoup de tendresse, c’est un Here comes the sun mémorable qui succède, sorte d’acmé émotionnel de ce beau festival. Le concert suivant, dans la pinède, permet d’entendre William Christie au clavecin et un jeune prodige du violon au nom en véritable chausse-trape mnémotechnique qu’il faudra cependant retenir. En effet, Théotime Langlois de Swarte est capable de trésors de virtuosité stupéfiants qu’il offre sans compter. Avant le dîner, c’est sur les Terrasses qu’Emmanuel Resche, le premier violon des Arts Florissants, propose le contenu de sa carte blanche, autour d’un jeu de mots célèbre à l’époque : « Sul monte verde » d’un certain… Monteverdi.
Après dîner, c’est l’heure du concert du soir, à l’église de Thiré. La mezzo-soprano Lea Desandre nous a concocté un programme intitulé « Les recettes de l’amour ». Elle y rend hommage à celui qui l’a découverte et propulsée, William Christie. Ce dernier l’accompagne, imperturbable et paternel à la fois, au clavecin, avec la complicité de Thomas Dunford, qu’on retrouve cette fois à l’archiluth. En contemplant le programme affirmé comme un divertissement, on se dit qu’il y a comme un cheveu sur la soupe et que cette tambouille risque fort de ne ressembler à rien : Couperin côtoie Reynaldo Hahn qui se frotte à Charpentier et Lully, puis Ravel voisine les rares Honoré d’Ambruis ou Michel Lambert, pour finir avec Barbara et… Peau d’Âne ! Mais, et c’est là une merveilleuse surprise, le plat qui en ressort est un met divin, raffiné et subtil, néanmoins à la portée de toutes les pupilles et papilles, pardon, de toutes les oreilles. C’est la Ciboulette qui nous a fait fourcher, tout comme Chausson. Ce qui suit est pour ainsi dire destiné à nous faire tomber dans les pommes (pardon pour ce mot d’esprit à quatre sous, mais on ne peut s’empêcher de se sentir d’humeur bucolique et légère, avec une furieuse envie de chausson aux pommes…).
© Julien Gazeau
Lea Desandre nous annonce vouloir dépeindre l’amour sous toutes ses formes et nous rappelle qu’elle a en commun, avec son maître, le goût de la bonne chère. On se sent d’ailleurs un peu jaloux de ne pas avoir participé aux agapes de ce trio qui a dû passer des moments très conviviaux et agréables, tout en ne perdant jamais de vue l’amour de la musique, servie sous tous ses aspects, avec tout le sérieux qu’on connaît au fondateur des Arts Florissants et aux artistes qui évoluent avec lui. C’est avec grand art, doublé d’un professionnalisme à toute épreuve, que Lea Desandre démontre qu’elle sait tout faire : introduire son concert avec brio comme les stars américaines, sourire éblouissant à l’appui, se tenir avec une noblesse d’une élégance folle, gestuelle impeccable qui évoque une certaine Maria Callas qui s’inspirait alors d’Audrey Hepburn. Autrement dit, la jeune artiste exerce un tel contrôle sur son corps et son visage que c’est à peine si on se rend compte qu’elle chante. Autant dire qu’on se trouve face à une diva, car de plus, les capacités vocales de la chanteuse sont exceptionnelles. Timbre riche, velouté et brillant, voix souple et ample, technique impeccable derrière l’évidence d’une apparente simplicité, tous les ingrédients sont là. Aussi à l’aise dans les facéties légères et la gouaille du Paris fin-de-siècle qu’elle restitue avec cran que dans les airs baroques où elle témoigne d’une science de l’ornementation éprouvée, la belle dame nous enchante dans ses enchaînements parfois sans transition qui sont si naturels qu’on passe d’une époque et d’une atmosphère à l’autre sans même s’en rendre compte, sans ruptures de styles. Intense et fascinante Médée aux soupirs saisissants, irrésistible Périchole grise à souhait, mais chut !, Lea Desandre frise la perfection. Ses compères, son « merveilleux chœur d’hommes », comme elle dit, s’en donnent à cœur joie pour l’accompagner dans Cibouleeeettteeuuu, avec conviction et décontraction. Thomas Dunford fait vibrer et pleurer son archiluth qu’il traite comme un compagnon, le caressant et lui sifflant des airs dont profite le public, ravi et hilare. Après les saluts chaleureux, Lea Desandre nous offre un « Ma plus belle histoire d’amour, c’est vous » qui l’émeut aux larmes (et nous avec). Les embrassades du trio nous font vibrer et une dernière recette s’impose. C’était l’évidence, mais on ne s’y attendait pas forcément : il fallait oser la recette du cake d’amour de Peau d’Âne par Jacques Demy et Michel Legrand… Le public est comblé.
Les rappels enthousiastes nous ont mis en retard car il reste le dernier concert à venir, après le chocolat chaud offert par la paroisse. Le temps de vider l’église, d’allumer les cierges et de se réinstaller sur les sièges, vient la traditionnelle « Méditation à l’aube de la nuit », présentée par Paul Agnew qui nous rappelle la règle qui consiste à ne pas applaudir.
Il se souvient de l’audition où il a entendu et sélectionné le jeune garçon âgé alors de 14 ans. Depuis, la carrière de Théotime Langlois de Swarte a littéralement pris feu, pour reprendre le joli anglicisme de Paul Agnew. On retrouve donc notre prodige violoniste en solo, pour des œuvres de musique anglaise, avec essentiellement Purcell, même si le jeune artiste a dû chercher partout pour trouver des pièces pour violon solo. On reste sans voix devant son jeu aristocratique et naturel, impressionnés par tant de virtuosité. Un nom à retenir, décidément.
La soirée s’achève et il va falloir abandonner ce bel endroit, avec un pincement au cœur, car il est toujours difficile de quitter les petits paradis où l’on se sent chez soi, dans une parfaite harmonie de verdure, de couleurs, d’odeurs et de musique…