Pour terminer en beauté le Festival d’été du Festspielhaus de Baden-Baden où Valery Gergiev et la troupe du Mariinsky étaient les invités d’honneur avec notamment La Dame de Pique, une version concertante des Troyens est proposée ce dimanche d’avant-14 juillet dans l’immense salle badoise. Hélas, les 2500 sièges disponibles ont été bien loin du taux de remplissage maximum et c’est un public, disons clairsemé, qui a applaudi le grand œuvre de Berlioz. Mais quand quelques centaines de personnes à peine battent des mains dans une salle surdimensionnée, cela donne un résultat bien faiblement sonore. On imagine la fureur du compositeur s’il avait été présent. Pourtant, en 1859, on interprétait déjà quelques airs de l’opéra à Baden-Baden et la programmation de Berlioz dans cette ville qui lui a été si proche fait évidemment sens. Le désamour des Français pour leur Hector national s’étend-il à l’Allemagne ? Heureusement non, à en croire le succès de la récente Damnation de Faust également donnée en version de concert ici-même en mars dernier. Et la présence du Mariinsky devrait à elle seule remplir la salle. Alors, pourquoi ne voit-on aujourd’hui rien (ou presque) venir ? La faute aux prix élevés pratiqués par le théâtre ? La crise ? Pourtant, ce ne sont pas les grosses cylindrées qui manquent dans le vaste parking souterrain. Peut-être les Badois ont-ils préféré la manifestation consacrée aux voitures anciennes proposée en même temps… Ou alors se sont-ils méfiés de Russes qui chantent en français. Et là, on ne peut pas complètement leur donner tort, car si l’orchestre nous a comblé dans un travail proche de la perfection, la diction n’a pas toujours été impeccable, loin de là, à tel point que les surtitres tant allemands qu’anglais n’ont pas été inutiles par moments.
Comme pour la première soirée de ce festival où les surtitres ont hésité quelques minutes avant de s’afficher correctement, l’affichage a quelquefois été récalcitrant, mais il s’agit là de broutilles. De plus, comme pour La Dame de pique, un artiste malade a été remplacé en dernière minute. Ainsi, à la place de Sergei Semishkur, c’est Viktor Liutsuk qui a interprété le rôle d’Énée. Sa prononciation du français est assez épouvantable et le rôle bien lourd pour quelqu’un dont on a l’impression qu’il est constamment dans ses derniers retranchements. Le ténor a du mal à contrôler sa voix qui dégage quelque chose d’étriqué notamment dans les aigus, ce qui va à l’encontre du personnage héroïque qu’il devrait incarner, et gâche en partie son duo d’amour avec Didon. Cette dernière est merveilleusement incarnée par Ekaterina Semenchuk. Dès son premier récitatif, on reste pantoise devant l’autorité qu’elle dégage (et rassurée par sa maîtrise du français). Voilà une meneuse d’hommes qui a tout d’une reine. Autoritaire et rayonnante, sa voix correspond à l’image qu’elle donne. Toute de noire vêtue comme tout le monde sur scène, elle apparaît néanmoins au dernier acte dans une flamboyante robe écarlate : que de sensualité, de passion, de fureur puis de désespoir vont se succéder alors, avec une technique impressionnante et une beauté du timbre doublée d’une grande élégance. Mlada Khudoley prononce également très bien et apporte beaucoup de délicatesse et de passion ainsi qu’un beau nuancier au rôle complexe de Cassandre, dont on aurait aimé ressentir davantage la force tragique de la belle prophétesse et le drame de ne jamais être crue. Pour compléter ce quatuor, saluons la belle prestation d’Alexei Markov, idéal Chorèbe. La voix, tout en rondeur, couleurs et lumière, est aussi séduisante que son apparence physique. Ce baryton a tout du héros et sa prononciation impeccable du français achève de combler d’aise.
Moins plaisant, le Iopas de Dmitri Voropaev qui, s’il prononce à peu près correctement, tend ses aigus et souffre d’un vibrato un peu large. En revanche, Yuri Vorobiev excelle en Narbal avec des graves somptueux. Le reste de la distribution épaule efficacement les rôles-titres. On saluera les superbes ensembles et notamment l’octuor, admirable. De manière générale, ce sont les rôles les plus graves qui impressionnent le plus, avec une vraie belle surprise : l’exceptionnelle Anna, princière sœur de Didon, campée par une très aristocratique Yekaterina Krapivina. Le contralto de velours sombre de cette grande et étonnamment mince jeune femme est tout simplement remarquable.
À la tête du Mariinsky, Valery Gergiev parvient à restituer avec fougue, efficacité et dynamisme tout l’élan épique de la partition. Une déferlante sonore jaillit de tous les pupitres aux couleurs franches et vives. Quel dommage de n’avoir été que si peu nombreux à profiter d’un tel moment…