Quand le grandiose et l’opulence ne font pas partie de votre vocabulaire scénique, il vous faut trouver d’autres expédients pour donner vie à l’œuvre abordée. Les Troyens tels qu’imaginés par Michael Thalheimer, connu à Paris des spectateurs du théâtre de la Colline, se présentent donc sous un jour minimaliste. Le mur arrière de la scène est une paroi qui pivote en son centre. Face pile, elle est en bois et complète un carré élégant et intemporel où vont se succéder les scènes, côté face elle semble d’airain. A deux reprises, elle recevra une pluie de sang en référence à la mort spectaculaire de Laocoon puis lors de la prise de Troie. A Catharge, en deuxième partie, une véritable pluie ne parviendra pas à la laver. Une tâche présente à toute heure, et des spectres ensanglantés de sangs noirs depuis trop longtemps coagulés viennent raffermir la décision d’Enée. En robe de mariée blanche (et comme prête pour la scène de la folie de Lucia), Cassandre elle-même a plongé ses bras dans du sang sacrificiel. Elle marque les visages de ceux qui périront à Troie. Elle laisse Ascagne et le fil de Vénus immaculés. Beaucoup de sang pour presque rien en définitive. Car tout le travail du Francfortois semble tenir dans ce « rien » : sa mise en scène se veut épure, premier jet, net comme ces billes de peinture rouge que Narbal jette sur les murs pendant la guerre contre les Numides. Servi par de belles ambiances lumineuses, l’ensemble est élégant tout autant qu’ennuyeux de statisme parfois. Il laisse aux talents divers des interprètes l’art de camper leurs personnages et immobilise les chœurs en rang d’oignons.
© Simon Hallström
Las, la distribution souffre d’un défaut majeur : une diction française plus proche de la bouillie de voyelles que d’un texte articulé. Cela nuit à la Cassandre de Catherine Naglestad. Si son chant ne cesse de convaincre, son personnage peine à vivre, emprisonné dans sa gangue linguistique. Défaut et qualité partagés avec Kartal Karagedik, qui lui donne la réplique en Chorèbe. Au wagnérien Torsten Kerl est confiée la charge d’Enée, rôle considéré comme un des rares du répertoire français écrit pour ténor héroïque. L’allemand paraît en porte-à-faux dans la première partie. Ses lignes musicales sont hachées, le timbre est nasal. L’écriture des actes carthaginois le mettra plus en valeur. Petri Lindroos (Narbal) présente un chant pâteux qui nuit autant à sa diction qu’à la noblesse de son personnage. Satisfaction, nonobstant le français, pour Christina Gansch (Ascagne) et Katja Pieweck (Anna) aux beaux phrasés. Markus Nykänen (Iopas) n’a guère qu’un couplet pour séduire (la partition est amputée de près d’une heure de musique), quand le bel Hylas de Nicola Amodio est davantage préservé. Le chilien Bruno Vargas (Hector) fait frissonner de peur grâce à l’épaisseur de son timbre. Enfin, échappant au sabir général, Elena Zhidkova apporte elle aussi toute son intelligible rigueur, triplée d’une présence scénique magnétique et d’une parfaite maîtrise du rôle de Didon. Les chœurs sont parfaitement en place, de même que le reste des rôles distribués aux membres de la troupe.
C’est finalement de la fosse que viennent les structures principales qui portent la scène. Le nouveau directeur musical de l’Hamburgische Staatsoper Kent Nagano seconde le livret à chaque instant, souligne les détails de la partition, ou les évocations des pupitres. D’une scène à la suivante, les ambiances s’installent sans mal : angoisse et violence à Troie, obscurité lugubre des spectres, lyrisme et élégie dans les jardins carthaginois.