Les Troyens, cheval de bataille de l’Opéra Bastille ? on pourrait presque le croire, avec cette troisième production en trente années d’existence, depuis la toute première représentation lyrique in loco, signée Pier Luigi Pizzi en passant par le spectacle signé Herbert Wernicke, importé de Salzbourg par Gerard Mortier. C’est au tour de Dmitri Tcherniakov de proposer sa vision du grand œuvre berliozien, mais le résultat n’est hélas pas tout à fait à la hauteur des espérances. Une fois encore, Troie est plus réussi que Carthage, ce que l’on pouvait dire aussi de la mise en scène de Yannis Kokkos au Châtelet : la guerre narrée par l’Iliade inspire Tcherniakov, qui en fait un conflit d’aujourd’hui, en opposant comme jamais la rue et les dirigeants. D’un côté, des immeubles en ruines et une population qui souhaite pouvoir enfin s’arracher à la grisaille ; de l’autre, la famille royale d’un pays qui a de petits airs de dictature militaire, déchirée par des enjeux de pouvoir. Dans ce monde moderne, un cheval de bois contenant des soldats n’aurait évidemment pas sa place. Le cheval sera donc Enée en personne, qui pense servir sa cause en livrant la ville aux Grecs, lesquels n’ont rien de plus pressé que d’éliminer Priam et Hécube. Face à cette situation, Cassandre – dont Tcherniakov imagine qu’elle a dans son enfance été violée par le roi son père – choisira la mort en s’immolant par le feu. Ces deux premiers actes donnent lieu à une série d’images spectaculaires, non sans transformer l’œuvre en CNN Opera, avec bande lumineuse faisant défiler les dernières nouvelles, et surtout non sans quelques tunnels comme la marche troyenne, moment redoutable d’immobilité. Après le premier entracte, on découvre ce qui sera malheureusement l’unique autre décor : un « Centre de soins en psycho-traumatologie pour victimes de guerre ». Il serait peut-être temps d’imposer un moratoire sur les hospices, que l’on commence vraiment à avoir beaucoup vus à l’opéra ces derniers temps : si l’on échappe aux déambulateurs, on retrouve malgré tout la cabine d’accueil vitrée, les tables et les chaises de cantine et autres éléments du décor des institutions para-hospitalières (ici, un grand trompe-l’œil de plage exotique). Didon en est la directrice, et Enée y fait un court séjour sans qu’il semble se passer grand-chose du côté de ses sentiments. La Chasse Royale est une sorte de jeu où l’on brandit des pancartes reprenant les didascalies de la pantomime voulue par Berlioz, et le duo qui conclut l’acte IV nous montre deux personnages qui se traînent d’une table à l’autre, d’une chaise à l’autre, sans arriver à communiquer (Didon pousse même un cri de rage quand Enée la plante là sans s’être intéressé à elle une seconde). Pour son suicide, Didon va rechercher la couronne en carton et la cape en papier crépon qui lui avaient été remises par son « peuple » et avale des barbituriques. Elle semble y survivre, le temps d’organiser un nouveau jeu de rôles avec pancartes et de maudire les Romains, puis s’écroule au milieu des hurlements. Une tempête de huées salue Dmitri Tcherniakov à la fin de la soirée.
© Vincent Pontet – Opéra national de Paris
On ne sait si c’est au metteur en scène ou au chef qu’il faut imputer les trop nombreuses coupures, à la rigueur acceptables pour les pantomimes et ballets (surtout quand on ne sait pas comment occuper le plateau pendant ce temps-là), mais injustifiables pour le duo des sentinelles auquel Berlioz tenait tant, si représentatif du rapprochement shakespearien du sublime et du grotesque. Curieusement, Philippe Jordan est applaudi avec chaleur par le public alors que sa direction plate, pesante et prosaïque écrase la partition sous une chape de plomb, n’en retenant que le pompeux, voire le pompier. L’exquis duo de Didon et Anna prend des allures éléphantesques, tout est surligné d’un trait épais ou rendu insignifiant, faute de théâtre, faute de cette vie dramatique dont la direction d’orchestre est cruellement dépourvue. L’acoustique terrible de Bastille a aussi sa part de responsabilité, aggravée au deuxième acte par l’ouverture extrême du décor. Si le chœur parvient à se faire entendre et comprendre, ce n’est pas le cas de tous les artistes durant cette première partie. Bien que triomphant aux saluts, Stéphanie d’Oustrac doit constamment forcer ses moyens alors qu’elle pourrait sans doute être une Cassandre bien plus convaincante dans une salle aux dimensions raisonnables. Mieux vaut oublier toutes les grandes interprètes du rôle, car le compte n’y est vraiment pas en termes d’ampleur, malgré un personnage très incarné. Stéphane Degout pousse lui aussi la voix en Chorèbe. Même si Dmitri Tcherniakov la fait apparaître pendant presque tout le premier acte, Véronique Gens joue ici les utilités et on ne l’entend à aucun moment seule, alors que Paata Burchuladze dont la voix semble réduite à une trame, a droit à quelques mots en Priam. Familier du rôle, Brandon Jovanovich a retenu de Jon Vickers la vaillance et la façon de remplacer « Bienfaitrice des miens » par « ô ma reine adorée » au dernier acte, mais il n’en a par bonheur aucunement les nasalités, et son français est très correct. Si le personnage n’émeut guère, cela tient à la mise en scène qui réduit Enée à un traître ambitieux, puis à un vieux cheval névrosé et indifférent à ce qui l’entoure. Remplaçant Elina Garanča initialement prévue, Ekaterina Semenchuk est une magnifique Didon, au français superbe et à la voix idéalement calibrée pour le rôle (le décor du Centre de soins est aussi plus favorable à la projection). C’est à elle qu’on doit les finesses d’interprétation qu’on est en droit d’attendre même sur une scène aussi immense, et sa mort est un vrai moment d’émotion, grâce à sa maîtrise des nuances, jusqu’au plus subtil pianissimo. Et on l’admire d’arriver à rendre crédible sa reine de Carthage affublée d’une tenue jaune canari et d’oripeaux pour fête de patronage. Sa sœur Anna bénéficie du somptueux timbre grave d’Aude Extrémo, de qui l’on souhaiterait néanmoins parfois une articulation plus nette. Ce reproche, on ne le fera pas à Michèle Losier qui, outre la réussite scénique de son Ascagne androgyne, parvient aussi à se faire comprendre parfaitement. Très bon Narbal de Christian Van Horn, et admirable Iopas de Cyrille Dubois, tout le contraire du Hylas engorgé de Bror Magnus Tødenes.