En septembre 1866, dans une lettre à son « cher Ron Ron » – son ami Opprandino Arrivabene –, Verdi, découragé, confiait qu’écrire un grand opéra à la française pour « la grande boutique » lui semblait « une fatigue à tuer un taureau. Cinq heures de musique ? Ouf ! ». Déjà la composition des Vêpres Siciliennes, 11 années auparavant, avait été éprouvante. Eugène Scribe, son librettiste, s’était montré imperméable à ses quelques exigences ; et cette « matta » de Sophie Cruvelli, sa prima donna, qui avait disparu avec son amant pendant un mois au moment des répétitions, et ce surnom de « Merdi » dont l’accablaient les artistes ! Si les formes interminables du grand opéra n’étaient pas son usage, si les hostilités envers sa musique et l’inertie « scribesque », proche du sabotage, le hérissaient, Verdi a néanmoins réussi à composer des Vêpres Siciliennes vigoureuses, aux véhémences peut-être trop musclées, trop explosives sur la durée, mais sans doute nécessaires pour contrecarrer les insuffisances du livret, voire pour épancher sa colère…
C’est cette œuvre qu’a choisie, en toute logique, le Teatro Massimo de Palerme pour ouvrir une saison 2022 dédiée au 30e anniversaire des massacres par la mafia des juges Giovanni Falcone et Paolo Borsellino. En 1992 comme au 13e siècle contre la domination féodale de Charles d’Anjou, les Palermitains s’insurgèrent. Le soulèvement d’une collectivité pour s’affranchir du joug de l’oppresseur est hélas intemporel ; d’où l’intelligente relecture d’Emma Dante qui remplace l’envahisseur français de la Sicile en 1282 par la mafia au 20e siècle. Substantielle, solide, embrassant des trésors de traditions siciliennes dévorés par le pouvoir de Cosa Nostra, à l’instar de la population, cette réinterprétation a emballé les plus réfractaires aux transpositions.
Dès l’Ouverture, cinq Pupi, jetés comme des ordures devant le rideau de scène, se raniment, annonçant la rébellion, chevaliers-marionnettes moyenâgeux mimés par de magnifiques acteurs. A l’acte I, sur la Piazza Pretoria – décor remarquable de Carmine Maringola –, se font face les deux camps, Hélène et Monfort (ici Capo de Cosa Nostra), mafiosi et Siciliens, brandissant des étendards aux portraits des martyrs de 1992. Puis, débarquement par la voie aérienne de Procida sur un vaisseau nommé Rosalia, sainte ayant sauvé Palerme de la peste. Cette « Santuzza » revient au IV sous la forme de l’actrice-danseuse Viola Carinci, bouleversante d’expressivité dans la chorégraphie de Manuela Lo Sicco, sur l’Hiver, partie des Saisons, ballet habituellement situé au III. Avec ces jeunes filles se lavant dans des bassines, secouant leurs longues chevelures dans l’air, avec ces plaques des rues où eurent lieu des assassinats mafieux et la Tarantella des « belles fiancées » raptées dans des sacs poubelles par les « infâmes brigands », l’acte II vibre de symboles poétiques ou tragiques. Le cruel boss Montfort mène son introspection du III dans les raffinements multicolores de maioliche murales et de teste di Moro, artisanat séculaire de l’île. Vanessa Sannino lui a créé le plus surprenant des costumes, chic, kitsch et drôle à la fois, pantalon cuir et surjupe gothique noirs, haut flambant rouge, blasonné, bordé de fourrure, à la manière de Superman ! Elle a sapé d’habits d’or et chapeauté de teste di Moro les invités au bal de Monfort, tableau clinquantissime, saturé par les goûts de luxe de Cosa Nostra. Les Siciliens, eux, portent kilts et rangers noirs, marque des guerriers chez les punko-gothiques. Les « tyrans », au service du boss, revêtent joggings synthétiques et cagoules. La breakdance, chez eux, signe probablement des origines pauvres et leurs rêves américains. Toutefois les deux camps coiffent le coppola ou béret plat sicilien… La mise en scène regorge de signifiants, que nous vous laissons continuer de déchiffrer.
Leonardo Caimi (Henri) et Mattia Olivieri (Monfort) © R.Garbo
Pour la distribution vocale, commençons par le doyen du plateau, Erwin Schrott, qui a chanté Jean Procida sur moult scènes de la planète. L’opulente basse uruguayenne, par un jeu tempéré et une bien meilleure maîtrise du Français, atteint ici une sorte de plénitude du rôle, notamment dans « Et toi, Palerme, ô beauté qu’on outrage ». On se régale avec le Guy de Montfort du talentueux baryton Mattia Olivieri. Phrasé nuancé sculpté dans un bronze moiré, style verdien « di qualità », habile maîtrise de notre langue (déjà remarqué en 2018 dans son Alphonse XI de La Favorite), les voies verdiennes et d’autres rôles en français semblent s’ouvrir à lui, comme le révèle sa grande scène du III. En duchesse Hélène, le soprano lyrique corsé et moelleux de Selene Zanetti émeut par un chant souple, adroit dans les abbellimenti, par un jeu intense, particulièrement dans les derniers actes. Mais le cocktail qui fond ensemble canto drammatico et bel canto au I reste une entreprise encore un peu risquée pour elle. Le ténor Leonardo Caimi a déjà été Henri à Munich et à Bonn. Appelé en remplacement à la dernière minute, a-t-il souffert d’un manque de temps de préparation ? S’il dispose d’une pâte vocale ample, onctueuse, et d’un potentiel de lyrisme très appréciable, lui manque la vaillance dans le registre aigu, indispensable dans ce rôle impitoyable, et son français reste à retravailler. Les comprimari, Carlotta Vichi (Ninetta), Matteo Mezzaro (Thibault), Francesco Pittari (Danieli), Pietro Luppina (Mainfroid), Alessio Verna (Robert) et Ugo Guagliardo (Béthune) font preuve d’ardeur, d’efficacité, à l’instar du Coro del Massimo Palermo.
A la baguette, le directeur musical du théâtre, Omer Meir Wellber, n’accentue pas l’emphase belliqueuse de la partition mais soigne la variété des climats. Les puristes critiqueront, bien évidemment, la répartition des quatre saisons du ballet sur quatre actes. Mais ce choix, fait en synergie avec la metteuse en scène, permet de créer des transitions de théâtre et de danse intenses, pour une meilleure cohésion et compréhension de l’œuvre Les acteurs et danseurs de la Compagnia Sud Costa Occidentale que dirige « la Dante », ainsi que le Corpo di ballo du théâtre, se montrent d’ailleurs superbes dans ces intermèdes,.
Cette production ciselée, incisive, des Vêpres Siciliennes est en ligne sur ARTE concert jusqu’au 19 avril 2022.