Quand on pénètre dans l’enceinte des tribunes, le regard est infailliblement happé vers l’arrière-plan de la scène immense, vers l’énorme piton rocheux couronné par la forteresse de Masada, auquel les projecteurs donnent une présence écrasante. Théâtre d’un siège resté dans l’Histoire, ce lieu devenu symbole de valeurs inhérentes au peuple juif est pour quiconque un spectacle à couper le souffle. Motif suffisant pour choisir le site afin d’implanter de toutes pièces dans ce désert une installation destinée à accueillir des représentations lyriques, sur le modèle avoué de festivals liés à des lieux prestigieux, comme Orange ou Baalbek. Avec une capacité d’accueil de 7500 spectateurs par soirées, la programmation est évidemment axée sur les titres susceptibles d’attirer les foules. Ainsi, après Nabucco en 2010 et Aïda en 2011 – dont Christophe Rizoud rendit compte ici même – le choix d’Hanna Munitz, la Directrice Générale de l’Opéra d’Israël, s’est porté cette année sur Carmen.
Quelle que soit l’œuvre, elle est exécutée dans des conditions extrêmes, celles de la dépression de la Mer Morte, le point le plus bas de la planète, et dans un théâtre dépourvu de tout dispositif qui renvoie le son, à la différence des théâtres antiques. Il est donc indispensable de recourir aux techniques de sonorisation. Bien qu’a priori ce soit contraire à l’essence même du chant d’opéra, fondé entre autres sur la capacité à émettre et à doser les sonorités requises, la pratique n’exclut pas les réussites, dont Bregenz est l’exemple. Or, en ce soir de première à Masada on en est loin, au moins jusqu’à la fin du premier acte, où le précipité permet probablement d’effectuer des ajustements. Comment dès lors apprécier ces sons aplatis, ces volumes sans nuances, ces origines sonores mal différenciées ? Il faudra attendre l’entracte pour parvenir à une restitution passable des plans et des qualités des uns et des autres, musiciens et chanteurs.
Malheureusement pour Nancy Fabiola Herrera, la mezzo originaire des Canaries titulaire du rôle-titre, on en restera sur deux premiers actes décevants, où la voix semble dépourvue d’éclat et d’impact ; elle se retire à l’entracte, probablement éprouvée par le passage visible de nuées de poussière balayant la scène de cour à jardin. Sa doublure, Na’ama Goldman, membre de l’Opéra Studio de l’Opéra National Israélien, manifestement dotée d’un beau tempérament et d’une voix riche en harmoniques, assurera brillamment la relève, évoquant aussi bien physiquement que vocalement le souvenir d’Agnès Baltsa. Leur Don José est-il éprouvé lui aussi par les circonstances ? L’interprétation est d’une sobriété de bon aloi mais ce n’est vraiment qu’aux troisième et quatrième actes que l’on percevra la plénitude de la voix de Marco Berti, entièrement adaptée aux exigences du rôle. Son rival Escamillo trouve en Dario Solari un interprète efficace, à son aise dans la tessiture et au chant nettement plus policé que nous ne l’espérions. Au troisième acte l’amélioration du son permet de savourer la voix ronde et impeccablement maîtrisée de Maria Agresta, une Micaela sensible sans mièvrerie. Les seconds rôles ont en commun une bonne sonorité, une assez grande musicalité – en particulier les interprètes de Frasquita et Mercédès. Tous, on a plaisir à le souligner, prononcent assez correctement le français, y compris les choristes, malgré leur nombre. Dans la fosse, Daniel Oren et l’orchestre sont eux aussi victime du formatage sonore qui prive l’exécution musicale d’une bonne part des intentions expressives et de sa finesse. On devine néanmoins la détermination du chef à respecter tout le lyrisme, alliée au souci constant de ne pas alourdir les effets pour rester fidèle à l’élégance de la partition.
Mais si le foisonnement sonore laisse d’abord à désirer, en revanche, d’entrée on est comblé sur le plan visuel ! Par moments ce sont plus de deux cent cinquante personnes rassemblées sur le plateau, en groupes compacts, comme pour la sortie des cigarières, ou disséminées comme vaquant à leurs occupations. Ane, chevaux, locomotive fumante, Gian-Carlo Del Monaco et William Orlandi ne lésinent pas sur les moyens, peuplant les lointains de cavaliers ou de paysans, et couronnant la redoute de la bannière espagnole. A l’avant les trente danseurs de flamenco dont les tenues colorées composent de subtils camaïeux déploient une énergie communicative et une virtuosité sans faille sous les yeux de bourgeois habillés par Jesus Ruiz d’élégants costumes dans le style de l’époque de la création. La sobriété des uniformes contraste avec les fronces et les volants des cigarières, caressés par les éclairages maîtrisés de Avi Yona Bueno. Tout concourt à la création de tableaux suggestifs où la disposition des personnages vise à créer l’illusion de la vie réelle ou supplée l’absence d’accessoires – la taverne – ou de décor – les arènes –, recréant pour la scène finale un saisissant « ruedo » (nom donné à l’espace où l’on torée) autour des amants effondrés. Plein les yeux !
Il est près de deux heures du matin quand meurt la plainte des derniers accords. Les étoiles sont apparues et la citadelle de Masada, jadis théâtre d’une véritable tragédie, va s’enfoncer dans la nuit tandis que les acclamations saluent les interprètes comme elles avaient salué à son arrivée Shimon Pérès, le président de l’Etat d’Israël. Le sentiment de frustration initial s’efface ; reste l’atmosphère d’exploit accompli contre les conditions naturelles, nouvelle illustration du volontarisme qui est à la base de l’existence du pays. Comment douter que tout sera fait pour améliorer ce qui doit l’être ? Turandot est annoncé pour 2013. On rêve d’un Moïse et Pharaon !