Il n’est pas certain que Louis II de Bavière, lorsqu’il édifia en 1878 le Château d’Herrenchiemsee comme un hommage à Versailles et à la monarchie absolue, ait envisagé de faire de la réplique de la Galerie des glaces une salle de concert. Cette pièce, longue de 98 mètres – soit 25 mètres de plus que l’original – n’a rien d’un théâtre et l’on n’ose imaginer ce que voient et entendent les spectateurs au-delà du 20e rang. Même placé près de l’estrade qui tient lieu de scène, le son parait souvent brouillé. Difficile alors d’évaluer, dans la direction d’orchestre, ce qui relève d’un parti-pris ou de la contrainte des lieux. Falstaff est souvent présenté comme « un opéra de chef » en raison de la complexité de son écriture qui impose de veiller autant au détail qu’à l’architecture d’ensemble. Dans une position inconfortable, face aux musiciens mais dos aux chanteurs, ce qui l’oblige à tourner constamment la tête, Ljubka Biagioni a le mérite de conduire la partition à bon port, sans trop de décalages en respectant tant bien que mal l’équilibre des volumes. A l’impossible, cependant nul n’est tenu. L’orchestre, dans ces éclats, écrase les voix et le paysage sonore, appréhendé par Verdi comme une miniature sur ivoire, parait noyé dans la brume. Pour vraiment goûter le raffinement génial d’une orchestration que le compositeur a chargé d’intentions, on ira voir ailleurs.
Du rôle-titre, Marco Chingari possède la silhouette renflée et une voix bien timbrée qui lui permet d’affirmer sa présence en toute circonstance, notamment dans les nombreux ensembles qui jalonnent l’opéra. Mais on aurait apprécié de la part de ce Falstaff une palette d’expressions plus variée. Le pancione n’est pas seulement un trublion grotesque qui roule des yeux en se frottant le ventre. Pour le ton, pour la panoplie des couleurs, pour l’emploi du falsetto, pour le sens du mot, pour l’humour plutôt que la farce, pour l’invention et pour la grandeur tragique, là aussi on ira voir ailleurs.
Pour le reste, le dernier opéra de Verdi, en dehors du rôle de Falstaff précisément, n’appelle pas forcément de vedettes même si certains comme toujours tirent mieux leur épingle du jeu que d’autres. Anton Keremidtchiev fait valoir un Ford héroïque qui ne semble pas avoir de limites. Le timbre est suffisamment clair pour que son baryton ne marche pas sur les plates-bandes de Marco Chingari. Le chant a du mordant, de la morgue même, et au final, c’est un Comte de Luna, bien plus qu’un mari berné, qui se dresse superbe devant nous. Le soprano moins léger que lyrique de Susanne Bernhard donne à Nanetta une épaisseur à laquelle on n’est pas forcément habitué. Mais on tombe vite sous le charme de cette voix nourrie qui sait aussi lâcher du lest pour s’envoler sur le fil de la portée. Avec ses limites tout de même : au 3e acte la musicalité est toujours au rendez-vous mais l’invocation aux elfes nous semble réclamer davantage de fraîcheur. On passera vite sur l’Alice un peu courte d’Anna Korondi, avec les conséquences que cela peut avoir sur la courbe de « Il viso tuo », l’une des plus belles phrases mélodiques de l’œuvre. On ne s’attardera pas davantage sur la Mrs. Quickly un peu jeune d’Annekathrin Laabs, insuffisamment préparée aux effets de poitrine que demandent ses multiples « reverenza », ni sur le Fenton trop appuyé de Yosep Kang, qui met plus d’ardeur que de poésie dans un des rôles de ténor les plus délicats du répertoire verdien. On soulignera plutôt la bonne tenue des deutéragonistes, tous scéniquement et vocalement bien installés dans leur personnage : Momchil Kumanov Karaivanov (Bardolfo), Tareq Nazmi (Pistola), Elisabetta Lombardi (Meg) avec une mention spéciale pour Ziad Nehme qui, appuyé sur une canne, propose un Dr. Cajus inquiétant et percutant.
Falstaff est représenté ici en version semi-scénique, ce qui concrètement ne fait pas beaucoup de différences avec une version scénique. Les chanteurs costumés se déplacent dans l’espace conformément aux indications d’un livret qu’ils suivent à l’accessoire près : paravent, malle, bouteille, etc. L’absence d’un vrai cadre de scène donne l’impression d’un théâtre de fortune, improvisé pour distraire des invités privilégiés. Loin de paraître sinon impécunieuse du moins bricolée, cette impression fait au contraire le charme de la soirée. On retrouve l’esprit qui a présidé aux origines des festivals et qui depuis a trop souvent été perdu, cette idée d’un spectacle éphémère que la magie du lieu et de l’instant rendent incomparable. A Herrenchiemsee, on boit à l’entracte un cocktail à base de vin pétillant, le sprizz, en contemplant la longue perspective dessinée jusqu’au lac par les arbres et les fontaines tandis que quatre joueurs de cor des alpes saluent le coucher du soleil. Pourquoi aller voir ailleurs ?
Christophe Rizoud