Sur l’axe Dijon-Troyes, proche des sources de la Seine, un petit village de 200 âmes, Baigneux-les-Juifs, auquel on accède après être passé sous une banderole « Recherche médecin généraliste », qui en dit long sur cette France profonde, qui se dépeuple et se sent abandonnée. C’est non loin de là, à Alésia, que nous avions rencontré Benoît Menut, le compositeur qui parraine cette année Hors Saison musicale (*).
L’église Sainte-Madeleine du XIIIe siècle, dont le chœur et la nef sont splendides, va résonner durant cette Heure exquise d’accents que pourraient lui envier nombre de salles de concert. La rigueur de l’hiver interdit de suspendre la soufflerie du chauffage, et on l’oubliera dès les premières notes de l’Invitation au voyage, pas celle de Duparc, mais celle de Chabrier, moins connue et c’est dommage. Ecrite avec basson ad libitum, il était naturel et bienvenu de confier sa partie au cor. La mélancolie voluptueuse est bien traduite par une voix ample, ductile et longue à laquelle se conjugue le souffle du corniste. La formation est originale, qui associe une soprane, un cor et une harpe. Le répertoire de ce trio peu commun appelle donc des transcriptions. Celles-ci sont réalisées avec goût et fidélité à l’esprit de l’ouvrage. La mélodie française y occupe la première place, où, de Berlioz à Reynaldo Hahn, de nombreuses facettes nous seront proposées. Berg, Mahler et Strauss nous offrent les déclinaisons d’Outre-Rhin. Enfin, chacun des instruments est mis en valeur à travers un solo : Marcel Tournier, chantre de la harpe, nous vaut une séduisante étude de concert (1940) : Au matin, défendue avec brio par Marie Le Guern. Le 6e mouvement (Appel interstellaire) des Canyons aux étoiles, de Messiaen, permettra à notre corniste virtuose, David Harnois, de faire montre de toutes les ressources de son instrument dans une interprétation fascinante, qui suspend le temps. Le cor, nous l’avons dit, est remarquable. La seule petite réserve tient à l’équilibre avec la voix : sans doute liée à l’acoustique du chœur et au placement des musiciens, il lui arrive de couvrir le chant, bien qu’il soit capable de jouer des pianissimi d’une douceur rare.
Le programme est sans concession, riche et ambitieux (Berg, Messiaen tout particulièrement). On se souvenait de la forte impression que Chloé Jacob avait produite en s’emparant du premier rôle féminin du Tribut de Zamora , de Gounod, à Saint-Etienne. Tout aussi investie, elle nous dévoile ses talents chambristes.
La harpe substituée au piano pour le Beau soir de Debussy n’aurait certainement pas été désavouée par le compositeur. La Liebesode de Berg permet à celle-ci de faire montre de sa maîtrise, en empruntant sa partie à la version orchestrale. Excellente idée d’avoir retenu la transcription pour cor de la sonate pour basson de Saint-Saëns, qui prend ici d’autres couleurs, tout aussi séduisantes. Quant au célèbre Panis angelicus de Franck, c’est toujours un bonheur de le retrouver, lui aussi renouvelé par l’instrumentation singulière de ce concert. Une mention particulière pour l’émouvant Spectre de la rose, des Nuits d’été de Berlioz : l’émotion en est restituée avec art par notre soprane, aux couleurs chaudes d’une mezzo : la passion, la tendresse nous font oublier nos références. L’extrait des Rückert Lieder de Mahler (« Ich bin der Welt abhanden gekommen »), comme Allerseelen, de Richard Strauss, se prête idéalement aux couleurs du cor, associé à la voix. Exaltation, recueillement hypnotique pour le premier, nostalgie émue pour le second, quelle bonne idée d’avoir programmé ces pièces ! La délicatesse de la harpe ne fait pas regretter le piano dans l’Heure exquise de Reynaldo Hahn. Le poème de Verlaine trouve là une de ses plus belles illustrations musicales. Inattendu, l’emprunt à La Vierge, de Massenet (que l’opéra de Saint-Etienne nous fit découvrir) pour l’une de ses plus belles pages, chantée avec une égale beauté.
Le temps serait-il venu d’irriguer nos terres injustement réputées infertiles, pour faire en sorte que la musique soit au cœur de la vie de chacun ? C’est notre conviction. En témoigne le bonheur partagé par les auditeurs qui emplissaient cette belle église, y compris sa tribune, malgré le climat glacial qui régnait en Haute Côte d’Or.
(*) Depuis une douzaine d’années, l’action de l’association se développe en milieu rural, où elle s’est fixé l’objectif de rompre l’isolement en tissant des liens avec les habitants, acteurs bénévoles, au moyen de concerts, d’animations (écoles, hôpitaux, maisons de retraite, particuliers qui hébergent les artistes). Ainsi, chaque année, pas loin d’une centaine de musiciens professionnels arpentent-ils les chemins ruraux de nombreux départements, où ils sont accueillis avec joie, par des publics de plus en plus nombreux.