Commanditaire de Written on skin au même titre que tous les coproducteurs, le Capitole de Toulouse a vu son public réserver à cet opéra un accueil très chaleureux, à l’image de celui qu’il reçut en juillet dernier à sa création (voir recension de Claude Jottrand). Dans la ville des Jeux Floraux le livret dérivé du récit largement fictif de la vie d’un troubadour occitan a de quoi titiller les nostalgiques de l’âge d’or des comtes de Toulouse. Mais Written on skin n’évoque pas le passé médiéval : la légende n’est qu’un prétexte à une réflexion sur le rôle de l’artiste dans le monde actuel. La force de l’œuvre est qu’elle n’est pas un exposé intellectuel mais une illustration sensible qui s’adresse directement à nous à travers l’histoire du Coeur mangé. Ce notable obsédé par la pureté mais devenu un assassin doublé d’un sadique, cette créature soumise qui, révélée à sa féminité, préfère mourir que de se renier, le spectacle les présente, par le jeu subtil des costumes et des lumières, comme des êtres d’autrefois. Mais leurs limites, leurs illusions, leurs peurs, leurs désirs sont encore les nôtres. La structure même de l’opéra le dit clairement : les anges, ces archivistes des actes des hommes, condamnent dès l’ouverture le monde tel qu’il est devenu, et que The boy décrira au dernier acte comme ce « paradis » consumériste où l’on va au supermarché, où l’on accumule les miles en avion et où les autoroutes détruisent massivement la nature et les traces des anciens. Aussi, quand les anges ressuscitent par leurs injonctions le cadre médiéval de la légende du Cœur mangé, la représentation peut commencer, dans sa vocation édifiante. Ces anges ne sont pas ici de simples messagers, mais de nouveaux créateurs, dont le regard critique est inhérent à l’œuvre. Quand a-t-on connu affirmation aussi claire et aussi élégante du rôle de l’artiste engagé ? Il y a dans le texte de Martin Crimp une pluralité de sens d’une richesse enivrante ! Lui reprocher, comme on l’a fait, la présence d’incises nombreuses qui entacheraient les échanges entre les personnages, les privant du naturel appelé par les situations, revient à oublier que l’histoire des personnages est racontée par les anges, même quand l’homme et la femme prennent la parole : ces inclusions manifestent et proclament la présence, à travers les anges délégués, de l’artiste créateur.
En George Benjamin, avec qui il travaille depuis Into the Little Hill, Martin Krimp a trouvéun alter ego musical. Le compositeur traite le texte avec une intelligence et une sensibilité qui lui donnent une résonance dont les vibrations ne s’éteignent que lentement après la représentation. Sans doute peut-on penser ici à Wozzeck, là à Pelléas et Mélisande, mais s’il y a analogie, ou inspiration, il n’y a pas imitation. La musique de George Benjamin n’est pas « à la manière de ». En usant de moyens inhabituels – instruments rares dans un orchestre moderne – sans renier l’héritage tonal, voire mélodique, il tisse une tapisserie d’une infinie complexité de micro-séquences dont les motifs et les couleurs s’accordent au climat des scènes avec un raffinement et une subtilité qui ravissent et suffoquent, et que soulignent d’autant de fermes liserés sonores. Mais le traitement de l’orchestre, admirable dans sa diversité au gré des situations dans les trois parties de l’œuvre, ne va jamais à l’encontre des besoins ou des possibilités des chanteurs et ce n’est pas le moindre des mérites de l’écriture. Exigeante en ce qu’elle fait appel à toutes les ressources vocales des interprètes, elle ne sacrifie jamais à la recherche de l’exploit vocal pour lui-même, et les sauts et les tensions épousent strictement les émotions en tenant compte des caractéristiques des chanteurs prévus pour la création.
Par bonheur, le plateau de Toulouse en rassemble trois sur cinq. Allan Clayton, présent à Aix, et Victoria Simmonds, au timbre plus clair que celui de la créatrice, sont impeccables dans les rôles secondaires, aussi bien vocalement que théâtralement. C’est aussi le cas de Tim Mead, à qui échoit la lourde tâche de succéder à Bejun Mehta ; toutefois si son chant est irréprochable, il n’a ni le charme étrange ni la forte présence du dédicataire de l’œuvre, qui brûlait les planches. Egal à lui-même Christopher Purves habite pleinement son personnage pétri de certitudes et d’impuissances, contradictions qui passent dans un chant extrêmement contrôlé. Barbara Hannigan, enfin, renouvelle le miracle de la création, en métamorphosant sous nos yeux un être soumis en femme heureuse, par une composition théâtrale saisissante de naturel apparent et une exécution vocale de très haute volée, d’une musicalité qui émerveille.
Le spectacle n’a rien perdu de ses qualités d’origine, même si l’exigüité du plateau du Capitole, en regard de celui du Grand Théâtre de Provence, a entraîné une modification du décor et la disparition au dénouement de l’escalier escaladé par les personnages à la poursuite de la femme. La pantomime au ralenti en tient lieu ; ce travail réglé au millimètre porte à son comble celui sur les déplacements d’une lenteur mesurée jusqu’à l’infime effectués tout au long de l’œuvre dans le décor contemporain par les anges archivistes. Ils semblent célébrer quelque cérémonie secrète en marge de l’action principale. Mais dans la mesure où cet espace communique avec celui où l’histoire du Cœur mangé est représentée et où ce que l’on y prépare servira à la représentation, on pourrait aussi bien y voir les coulisses d’un théâtre. C’est assez dire que rien n’a été négligé de la direction d’acteurs, des accessoires, et évidemment des lumières, celles de l’espace consacré au drame étant commandées de l’espace dévolu aux anges organisateurs. Plus on détaille le spectacle, et plus on découvre son organisation ramifiée. Ce tout organique résulte d’une superbe construction intellectuelle. Mais jamais elle ne se donne pour telle et elle se dissout sous les charmes d’un spectacle total.
L’Orchestre National du Capitole est sous l’autorité de George Ollu, familier de l’œuvre de George Benjamin, dont il a créé en 2006 la première œuvre lyrique, et bénéficie de la présence du compositeur. Leur autorité confère à l’exécution des musiciens la qualité expressive qui assure à cette partition à peine née une place dans l’histoire. Est-il prématuré d’y voir déjà un classique ? Le compositeur et le librettiste portent sur notre monde un regard désenchanté. Mais, par leur œuvre, ils agissent sur lui, et leur pessimisme devient source de plaisir et de reconnaissance pour les autres. « L’amour est un acte », fait dire Martin Crimp à la femme. Cette œuvre, acte d’amour envers la création artistique, renouvelle un genre dont on a prédit souvent la mort. Dans un monde où paradoxalement la communication entre les êtres, individus ou collectivités, ne cesse de se compliquer, elle témoigne de la pérennité du rôle du lyrisme. Le monde est noir ? En le recréant l’artiste sauve les hommes qui s’y perdent. Est-il plus haute vocation ?