Notre époque semble parfois danser au bord de bien des précipices, le défi climatique et sa cohorte de cataclysmes au premier chef. L’angoisse, le questionnement autour de la responsabilité et du pouvoir de l’homme face à une nature qu’il a altérée et déréglée jusqu’à la lui rendre hostile imprègnent naturellement la création artistique. L’opéra s’y est déjà frotté : CO2 de Battistelli à Milan, Stilles Meer de Hosokawa à Hambourg (autour de la question nucléaire après le tsunami de Fukushima) en sont quelques exemples auxquels il faudra donc ajouter Like flesh créé à Lille en ce mois de janvier (et à Montpellier les 10, 11 et 13 février prochain). Sa compositrice, Sivan Eldar, nous en a décrit l’histoire et l’esthétique dans un entretien. Le livret de Cordelia Lynn aborde par le prisme d’une métamorphose – la femme du forestier se change en arbre – ce récit d’un éveil (oui, dans le sens woke du terme) radical. Il fait suite à la rencontre entre cette femme et une étudiante militante, déjà engagée dans la préservation du vivant. La métamorphose dépasse son cadre physique et bouleverse les sentiments des personnages : les deux femmes sont amoureuses, le forestier abandonné. Toutefois, le texte définit assez peu de scènes au sens strict du terme ; plutôt une quinzaine de moments, dont les commentaires ou les dialogues des arbres de la forêt entre eux. A cette description on le perçoit, l’œuvre prête le flanc à un écueil fréquent de la création contemporaine : un livret, non dépourvu de qualités, qui laisse peu de prise à des situations théâtrales et qui entraine la composition dans un ailleurs éloigné du théâtre lyrique.
© Simon Gosselin
De fait, la musique de Sivan Eldar emprunte bien plus aux polyphonies, à la musique liturgique en général, ou même au requiem, qu’à l’opéra. Cette dimension « sacrée » de la musique semble encore renforcée par la réalisation informatique musicale Ircam d’Augustin Muller. Les effets d’échos et de reverbération nous transportent dans une cathédrale sylvestre. Les psalmodies du chœur des arbres, les aplats d’accords à l’orchestre, les percussions entêtantes n’imitent qu’en partie la place et le rôle d’un chœur antique. L’écriture vocale s’avère, elle, particulièrement réussie. Mélodieuse, douce, elle parvient à donner une identité aux quatre grands personnages du livret (la forêt n’en formant qu’un seul).
Passées ces réserves, l’heure et demi du spectacle s’apprécie sans mal. La mise en scène de Silvia Costa conserve les éléments les plus saillants de cette messe symbolique et s’appuient sur des créations vidéos magnifiques et très signifiantes (Francesco d’Abbraccio). Le plateau vocal frise l’excellence. Le chœur et chacun de ses six solistes pris individuellement déploient des lignes musicales pures. Contre-ténor, basse, ténor et soprano caractérisent autant d’essences de la forêt. William Dazeley rend bien le côté bourru du forestier grâce à une émission franche et à des accents mordants quand celui-ci se met en colère devant ce qui le dépasse. Juliette Allen illumine la scène de son timbre clair et d’aigus cristallins. Helena Rasker prête son contralto mordoré au voyage de cette femme empathique devenue arbre. La voix est soyeuse, chaleureuse et épouse aussi bien les suppliques que les litanies qui lui sont dévolues. Enfin Maxime Pascal dirige avec précision l’ensemble de ces éléments. Il marie sans mal les sons synthétiques à ceux charnels des instruments et des voix.