Après Bristol, Venise, Salzbourg, Edimbourg, Lucerne et Berlin, Paris accueillait le week-end dernier la trilogie des opéras de Monteverdi montée par John Eliot Gardiner pour le 450e anniversaire de la naissance du Mantouan. Le directeur des English Baroque Soloists n’a pas réalisé sa propre édition de L’Incoronazione di Poppea, choisissant celle de Clifford Bartlett et retenant plusieurs variantes du manuscrit napolitain – rien de vraiment surprenant quand on connaît cet hédoniste. De fait, il ne pouvait passer à côté de l’écriture instrumentale plus fournie que dans la version vénitienne avec sa quatrième partie (alto), ni se priver du Chœur d’Amours inséré à la fin du 3e acte. Par contre, comme la plupart des chefs, il a écarté les deux monologues supplémentaires d’Octavie, probablement apocryphes.
Hormis quelques coupures, Gardiner suit la partition, sauf pour le trio des Familiers de Sénèque qu’il transforme en chœur à douze voix (comme les apôtres ?). Certes, leurs interventions y gagnent un souffle inédit et offrent à la première partie du concert une conclusion spectaculaire, mais le procédé trahit aussi la lettre autant que l’esprit de l’œuvre en gommant les individualités chères à la seconda prattica. Néanmoins, nous aurions tort de nous braquer sur cette licence, si extravagante soit-elle, car c’est aussi l’exception qui confirme la règle au sein d’une lecture rafraîchissante et vivifiante parce qu’elle opère un retour aux fondamentaux : l’affect cristallisé dans la poésie en même temps que dans l’harmonie et la mélodie (« movere gli affetti » écrivait Monteverdi). Et tout le reste est littérature, ou presque, à commencer par la question de la primauté du texte ou de la musique, indissolublement liés dans un tout qui dépasse la somme des parties. Gardiner a pleinement confiance en leur pouvoir d’évocation et il a réuni des artistes qui savent le libérer sans jamais tirer la couverture à eux.
Si le prologue manque de relief, Carlo Vistoli, au-delà de la plénitude et de la beauté du timbre, retient immédiatement l’attention par la concentration du jeu et la justesse des inflexions, imposant un Ottone à la fois sensible et fier, plus tourmenté et combattif que d’ordinaire. L’Ottavia de Marianna Pizzolato semble d’abord drapée dans sa dignité outragée, loin des torches vives qui s’illustrèrent dans le rôle, mais elle s’affranchit de cette pudeur dans d’éclatants épisodes en concitato puis, éperdue et frémissante, livre d’émouvants adieux. De la majesté, mais sans cette raideur qui en plombe parfois l’incarnation : Gianluca Buratto épouse la stature de Sénèque tout en pétrissant de nuances sa composition, depuis sa joute oratoire avec Néron jusqu’au renoncement à la vie.
Dans le rôle-titre, nous aurions volontiers imaginé Anna Dennis, dont l’organe plus voluptueux et enveloppant confère un rayonnement inhabituel à Drusilla, alors que le choix du soprano gracile et virginal de Hana Blazíková nous avait laissé, a priori, plutôt perplexe. Avec cette fine musicienne remarquée chez Bach et dans la musique médiévale, la séduction de Poppée ne réside pas dans la matière mais bien dans la manière, insinuante et féline, dont elle ensorcèle un Néron volcanique que la caresse de son chant apaise miraculeusement. Doté d’une puissance inouïe par rapport à ses prédécesseurs (Daniels, Oliver, Cencic, Jaroussky) mais capable d’alléger son émission jusqu’au murmure, Kangmin Justin Kim n’a pas peur de prendre des risques et se retrouve plus d’une fois sur le fil, mais il restitue avec une éloquence saisissante les fêlures et la démesure de cette créature lunatique, à la fois violente et lascive. Si « Pur ti mirò, pur ti godo » se révèle moins fusionnel qu’évanescent, en revanche, le plus torride et le plus virtuose des duos, celui de Néron et Lucain, nous permet d’apprécier à nouveau la vocalisation robuste et fort souple de Zachary Wilder et tient toutes ses promesses grâce à la connivence des chanteurs qui suggèrent, sans aucune lourdeur, l’ambiguïté de leurs fiévreuses tirades.
Confiée non pas à un ténor aigu ni même à un contre-ténor mais à une cantatrice aux graves fuligineux, Arnalta suscite moins le rire que le sourire sinon un trouble nouveau, toute la charge comique liée au travestissement se reportant sur la figure de Nutrice, Michal Czerniawski accentuant d’ailleurs à l’envi les ruptures de registre. Plus duègne que nourrice, Lucile Richardot, sublime Pénélope la veille, nous déride avec un chic fou avant de nous étreindre en douceur dans la plus délicate des berceuses. Le Valletto ultraléger mais piquant de Silvia Frigato ou encore le contraste savoureux qu’offrent la gouaille rugueuse de Robert Burt (Soldat II) et la déclamation toujours aussi élégante de Furio Zanasi (Soldat I) témoignent du soin apporté à la caractérisation des personnages secondaires.
Aux puristes qui épingleront l’incongruité des vents dans l’orchestre des English Baroque Soloists (absents de la partition et des théâtres vénitiens), nous nous contenterons de rappeler, à la suite de Denis Morrier (L’Avant-Scène Opéra n°224), d’une part le pragmatisme des interprètes qui composaient alors avec les moyens mis à leur disposition et, d’autre part, le goût affiché, dès 1615, par Monteverdi pour une certaine opulence dans l’effectif requis pour son ballo, Tirsi e Clori, où il souhaite voir jouer une bande de huit violons et un continuo alignant le même nombre d’instruments. Renouer avec l’idéal sonore du compositeur et s’adapter, aujourd’hui comme à l’époque, au lieu d’exécution intéresse manifestement davantage John Eliot Gardiner qu’une reconstitution des circonstances de la création au Teatro San Giovanni e Paolo.
Nous avions déjà pu nous en rendre compte au printemps avec L’Orfeo dirigé par Paul Agnew et cet Incoronazione vient le confirmer : l’acoustique de la Philharmonie, sans être idoine, ne dessert pas ce répertoire. En passe de devenir la norme des opéras donnés en version de concert, la mise en espace nous apparaît aussi, régulièrement, comme une alternative salutaire aux errances de la mal scène. Nous ne nous étendrons pas sur le talent de couturière d’Isabella Gardiner, mieux vaut saluer la direction d’acteurs, une fois encore très classique, mais habile, d’Elsa Rooke qui a su, n’en doutons pas, comme le chef, tirer profit de l’expérience des solistes comme de leurs idées. Après Il Ritorno d’Ulisse, que la troupe a eu le temps de graver entre deux étapes de son périple, cet Incoronazione di Poppea marque lui aussi une belle réussite collégiale.