C’est un spectacle ambitieux, baroque à souhait, sensuel, et musicalement très abouti que William Christie et Jan Lauwers proposent cet été à Salzbourg. Dès le prologue, le metteur en scène plonge le spectateur dans un monde inquiétant, créant un sentiment étrange : Fortune, Vertu et Amour sont chacune accompagnées d’un jeune homme handicapé à demi nu, se déplaçant très difficilement à grand renfort de béquilles. On comprend vite que le concept du spectacle repose sur la présence d’une troupe d’une vingtaine de danseurs (les handicapés retrouveront bien vite leur agilité…) qui viennent doubler ou démultiplier les personnages du drame, mimer leurs affects en les amplifiant et constituent donc une sorte d’exégèse en direct du drame qui se noue devant les spectateurs. Les quelques projections vidéo qui suivront sont donc bien inutiles. Partout sur la scène, des corps se meuvent, s’étreignent ou se battent, toujours en rapport – voire même en redondance – avec le texte chanté, et suffisent amplement à informer le spectateur. Le décor est réduit à peu de choses : un tapis de sol représentant lui aussi un enchevêtrement de corps, et un lustre somptueusement baroque qu’on descend des cintres à l’occasion.
Ce concept fort, qui donne sans cesse beaucoup à voir, a pour conséquence positive qu’il allège le rôle scénique des chanteurs et leur permet de se concentrer sur les rapports entre les personnages que le metteur en scène a savamment établis. Tout le signifiant est pris en charge par les danseurs qui le rendent très explicite et composent à l’occasion de magnifiques tableaux vivants inspirés par la peinture du XVIIe siècle et ses couleurs caravagesques. Ils en assument la sensualité débordante, la violence, les grivoiseries, les ambiguïtés. La matérialité des corps est omniprésente, ce qui paraît bien en phase avec l’idée qu’on se fait du baroque italien et que la musique ne dément pas. Le concept engendre aussi hélas des va-et-vient inutiles, une agitation quasi permanente sur le plateau, des bruissements de pas qui finissent par faire penser à un bourdonnement agaçant, de grands désordres peu esthétiques. Ce qui est certainement au départ une bonne et riche idée, exploitée jusqu’à la corde, finit par lasser et montrer ses faiblesses à force de systématisme.
Au centre du plateau, sur un petit podium rond, indifférent à tout ce qui s’agite autour de lui, un danseur ou une danseuse (ils se relaient avec une ardeur et une grâce variables selon les interprètes) tourne en permanence sur lui-même, sorte de figuration du temps qui passe ou du destin en train de s’accomplir, avec une constance qui finit par donner le tournis. Ce mouvement presque mécanique ne s’arrêtera qu’à la toute fin du spectacle. L’antépénultième scène est en forme de tableau vivant : une composition savamment construite et très réussie de corps à demi nus entourant l’heureuse élue.
Vient ensuite le monologue d’Octavie quittant Rome, où Stéphanie d’Oustrac est magistralement émouvante, puis enfin le duo final, très subtilement amené, d’une beauté stupéfiante (et pourtant, on l’attend depuis le début…) par son humanité et sa simplicité : le temps s’est arrêté, tous les protagonistes sont présents sur la scène et regardent en retenant leur souffle les deux amants échanger leurs serments, sans plus aucun jugement moral.
Kate Lindsey, Sonya Yoncheva © DR
Si la partie scénique, à côté de grandes qualités, présente aussi quelques faiblesses, la partie musicale du spectacle est tout simplement époustouflante. William Christie a divisé l’orchestre des Arts Florissants (seize instrumentistes en tout et pour tout) en deux petits groupes distincts qui ont été répartis bien visiblement des deux côtés de la scène. Peu de solistes (deux violons, une flûte et deux cornets) mais un continuo riche et varié : orgue, deux clavecins, deux luths, théorbe, harpe, dulciane, violoncelle, viole gambe, lyre et contrebasse. Les musiciens contribuent peu ou prou au visuel du spectacle, qu’ils suivent d’ailleurs très attentivement, et sont de temps en temps sollicités par les chanteurs ou par les danseurs. Très modestement, William Christie ne dirige pas. Certes il est le grand architecte musical de ce magnifique spectacle, mais il a résolu, une fois le travail de mise en place assuré, de s’asseoir simplement au clavecin, et d’accompagner les chanteurs comme on le ferait dans un récital de mélodies (il s’en explique dans le programme), en s’adaptant – avec toute son équipe de continuistes – au rythme des chanteurs, en s’intégrant le plus possible au plateau. Le résultat est extrêmement satisfaisant, le contact entre l’orchestre et les chanteurs est idéal, tous forment ensemble une équipe soudée extrêmement solide.
La production bénéficie aussi d’une distribution vocale tout à fait exceptionnelle. Elle est dominée par l’incomparable Sonya Yoncheva, souveraine dans le rôle de Poppea, voix somptueuse qui tient toutes ses promesses et se met au service du peronnage, sans trop tirer la couverture à elle et en le domptant un peu, son magnifique instrument. Kate Lindsey est magnifique aussi dans le rôle de Nerone, dont elle rend bien toutes les ambiguïtés, avec un caractère très incisif, mais le metteur en scène a donné au personnage quelques traits d’un hippie attardé, pantalon à pattes d’éléphant, talons hauts et bandeau dans les cheveux, qui nuisent à la majesté du rôle, pourtant bien présente dans la partition.
La belle Stéphanie d’Oustrac donne au rôle d’Ottavia plus de noblesse, de tendresse et de rondeur que ce qu’on entend d’habitude. Autre très bonne surprise, Carlo Vistoli campe un Ottone viril et plein d’ardeur : la voix est chaude, riche en harmoniques, très subtilement nuancée, relativement puissante, et le chanteur se révèle excellent musicien. Renato Dolcini (Sénèque) affublé d’un magnifique manteau, est fort impressionnant lui aussi. Trop jeune pour interpréter visuellement le vieux philosophe accueillant la mort, il est accompagné d’un danseur qui prend en charge cet aspect là du personnage. Lui prête sa voix, sa force physique et son ardeur, de sorte que les deux réunis finissent par former un seul Sénèque très complet et parfaitement crédible. C’est une des grandes réussites du concept de Lauwers. Très en forme vocalement et parfaitement bien distribué, Dominique Visse est hilarant, mais aussi très juste en Arnalta, donnant à la vieille servante une personnalité très marquée et très attachante. Son pendant, Marcel Beekman, est lui aussi très comique dans le rôle de la nourrice d’Octavie. La distribution tout à fait homogène peut aussi bénéficier du concours des excellentes Ana Quintans, plus émouvante en Drusilla qu’en Virtù, Lea Desandre, qui chante Amore et Valetto, les deux rôles avec beaucoup de verve, Tamara Banjesevic (Fortuna et Damigella) et Claire Debono (Pallade et Venere). Du côté des rôles masculins, la distribution est tout aussi satisfaisante, les deux ténors Alessandro Fisher et David Webb (beaucoup de classe), le baryton Padraic Rowan (excellente présence scénique) et la jeune basse Virgile Ancely se partageant avec un égal bonheur tous les personnages secondaires de l’intrigue.