Devenu un des hauts lieux de la musique ancienne depuis la réouverture de l’Opéra il y a sept ans, le Château de Versailles ne pouvait bien sûr pas manquer de célébrer le 450e anniversaire de la naissance de Monteverdi et sa programmation se révèle à la hauteur de l’événement. Inaugurées le 8 mars avec L’Orfeo dirigé par Paul Agnew, les célébrations se poursuivaient les 19 et 20 avril avec la reprise de L’Incoronazione di Poppea de Grüber et Minkowski créée à Aix en 1999 et déjà remontée à Lyon et Vichy. Suivront les Vêpres, d’abord confiées à Raphaël Pichon (10 et 11 juin) puis à John Eliot Gardiner (8 octobre), des duos héroïques par les Prégardien père et fils (10 novembre) et la Selva morale e spirituale confiée à William Christie (17 décembre). Voilà qui devrait combler les admirateurs du divin Claudio et lui gagner de nouveaux suffrages.
Si la production aixoise de L’Incoronazione di Poppea (immortalisée en DVD) n’avait pas fait l’unanimité, les critiques ne portaient pas tant sur la scénographie de Gilles Aillaud, parfaitement reconstituée par Bernard Michel qui en exalte la puissance symbolique, que sur les choix musico dramatiques de Marc Minkowski et Klaus Michael Grüber. S’appuyant principalement sur le manuscrit vénitien de l’opéra, ils supprimaient plusieurs monologues et même la scène du couronnement ainsi que la figure de Nutrice pour mieux souligner la solitude d’Ottavia, autant de choix discutables, mais cette version remaniée de L’Incoronazione di Poppea possédait aussi sa propre cohérence et une force souvent mésestimée par les interprètes de l’ouvrage : celle de la suggestion.
« Une façon originale et sincère d’être fidèle à cette partition inouïe, écrivait Marc Minkowski, était d’en dégager la courbe dramatique et d’y privilégier l’intimité et la sensualité, c’est-à-dire l’univers amoureux de Néron et Poppée dans lequel se consument peu à peu toutes les résistances, morales, physiques ou politiques. » L’acte sexuel n’intéresse nullement Grüber, et il a mille fois raisons : les héros de Busenello et Monteverdi sont ivres de désir, une ivresse qu’il faut donner à voir et à entendre. Ils ne s’enlacent jamais et leur seul baiser se dérobe à nos yeux, mais leurs mouvements, leurs visages, leurs mains, tout exprime, avec une précision admirable, cette tension irrésistible. Chargée de la dramaturgie en 1999, Ellen Hammer était sans doute la mieux placée pour régler cette gestuelle virtuose que les membres du Studio de l’Opéra de Lyon se sont appropriée avec un indéniable brio.
Laura Zigmantaite © Jean-Louis Fernandez
En dehors des amants, la direction d’acteurs paraît relativement classique, sinon conventionnelle, le traitement d’Arnalta semblera même fort sage en regard des extravagances que la nourrice a déjà inspirées. Toutefois, n’allons trop vite pour en juger. Ainsi, le contraste, frappant, entre la raideur d’Ottone, comme pétrifié, et les corps si mobiles de Drusilla et Poppea prend tout son sens à la lumière du livret. En effet, seuls l’ordre d’exécution et les menaces proférées par Ottavia arrachent à sa torpeur le mari floué, dont l’interprète, jusque-là entravé (e) par une tessiture ingrate, réussit souvent à tirer son épingle du jeu – Aline Kostrewa, en l’occurrence, ne déroge pas à la règle, la silhouette comme le chant, longtemps contraints, s’animant enfin.
Donner à voir, mais aussi à entendre le désir, écrivions-nous : nous touchons ici aux limites de cette louable résurrection. Nous n’attendions évidemment pas des jeunes membres du Studio de l’Opéra de Lyon qu’ils éclipsent les vedettes de la création, Anne Sofie Von Otter et Mireille Delunsch, alors au sommet de leur art. Par contre, le talent n’attend pas le nombre des années ni l’éclosion de la personnalité. Si L’Incoronazione di Poppea n’a nul besoin d’une représentation explicite du sexe, c’est parce que les vers de Busenello et leur habillage musical ruissellent de sensualité, l’érotisme culminant dans les cris de jouissance du fils d’Agrippine lors de son duo avec Lucano. Josefine Göhmann convainc surtout dans le stile concitato où s’exprime la pugnacité de Poppea, en revanche, son soprano manque de pulpe et son chant de séduction, à l’image de celui de Laura Zigmantaite (Nerone), dotée de beaux moyens mais qu’elle doit encore dompter. Il faut pourtant saluer le remarquable travail de préparation mené par Jean-Paul Fouchécourt (Arnalta à Aix en 1999) avec les chanteurs, un travail d’abord stylistique puisque la plupart n’avaient encore jamais abordé Monteverdi. Josefine Göhmann et Laura Zigmantaite donnent l’impression de ne pas s’en être émancipées et de réciter, impeccablement, leur leçon plutôt que d’habiter leur partie au fil d’échanges dont elles peinent à restituer l’ardeur amoureuse.
Distribuée dans des emplois secondaires le 20 avril, Emilie Rose Bry défendait le rôle-titre la veille, comme du reste l’automne dernier sous la direction de Jean-Christophe Spinosi. Son soprano affiche une autre ampleur ainsi qu’un mordant appréciable et son interprétation de Drusilla revêt les accents passionnés qui font défaut à Poppea. Quelques notes, quelques mots peuvent suffire à poser un personnage et l’entrée d’Ottavia en offre un exemple particulièrement édifiant. Hélas, « Disprezzata regina » tombe à plat et montre d’emblée qu’Elli Vallinoja n’a ni l’étoffe vocale ni la grandeur tragique que requiert la figure de l’impératrice outragée. Pawel Kolodziej campe un philosophe sans majesté et par trop débonnaire qui n’offre d’ailleurs qu’une piètre résistance à son impétueux disciple – Laura Zigmantaite n’en fait qu’une bouchée et leur affrontement tourne court.
André Gass, par contre, trouve le ton juste en Arnalta, même si sa berceuse ne tient pas encore toutes ses promesses. Quand surgit Pallade, nous tendons l’oreille, intrigué par un timbre singulier et ambigu, puisque nous recherchons dans le programme le nom d’une chanteuse pour tomber sur celui de James Hall (d’autres spectateurs manifestement bluffés s’étonneront également de l’absence de contre-ténor dans la distribution). L’opulent continuo de Marc Minkowski à Aix alignait une quinzaine d’instruments quand Sébastien d’Hérin se contente de la moitié, mais Les Nouveaux Caractères enveloppent avec d’autant plus de délicatesse les voix dans les moments fusionnels. Hormis la confrontation finale après la tentative avortée d’assassinat de Poppea, l’intimité réussit mieux au chef que les sommets dramatiques de la partition (la joute de Nerone et Seneca, les scènes d’Ottavia, la déchirante prière des Famigliari) où la vision d’un chef devrait suppléer l’inexpérience des solistes et libérer la théâtralité de l’opéra.