« Tant d’amour » soupire Annick Massis émue par l’accueil chaleureux que lui réserve dès son entrée sur scène le public de l’Instant Lyrique. Voilà une soprano née à Paris que les théâtres parisiens n’ont pas invitée autant qu’il aurait fallu. Question de répertoire – le belcanto romantique dont elle fut un des porte-drapeaux n’a pas souvent la faveur de nos directeurs de maison d’opéra. Question de concurrence aussi. D’autres, dans la même catégorie vocale, surent alors mieux capter les sunlights du lyrique. Peu importe. Son nom a rapidement circulé en dehors des circuits officiels. Son parcours est auréolé de triomphes. Elle n’a plus rien à démontrer, elle veut juste chanter pour son plaisir et celui de ses admirateurs venus nombreux l’applaudir une nouvelle fois. La soirée affiche complet depuis plusieurs semaines. Attention, diva ?
Non. D’autres, plus capricieuses ou plus coquettes, minauderaient en interprétant des romances sucrées ou une de ces arie antiche sur lesquelles les étudiantes en première année de conservatoire exercent leur jeune voix. Pas « la » Massis – sa renommée, plus que sa personnalité, modeste, autorise l’ajout de l’article devant son patronyme, signe extérieur de richesse que l’on réserve aux plus grandes. Le programme de son récital comprend certains airs difficiles composés par Giuseppe Verdi, qui plus est dans une tessiture de lirico, voire lirico-spinto, a priori éloignée des contrées vocales où son soprano a pour habitude de vagabonder. Au piano, Antoine Palloc est l’ami autant que l’accompagnateur, qui la guide sans faillir sur les chemins escarpés qu’elle a choisi d’explorer.
Le temps a inévitablement griffé le timbre mais on aime ces griffures puisqu’on aime l’artiste. La musicalité, elle, reste insensible à l’outrage des ans. Il faut juste à la voix un peu plus de temps pour se chauffer, trouver le soutien nécessaire pour contrôler le vibrato. Les mélodies en début de programme ont-elles une autre raison d’être ? Déjà Liszt, en quatrième position, après Ravel, Fauré et Schubert, marque une étape. Les repères sont trouvés, le texte s’anime, l’interprétation devient sensible.
La romance de Medora dans Il Corsaro tout en avançant encore prudemment révèle une matière – un médium, un grave – que l’on ignorait. L’air de Leonora expose davantage : une technique toujours superlative – notes trillées, augmentées, diminuées, filées – à laquelle s’adjoint une ampleur nouvelle. La largeur trouve ses limites dans le « Come in quest’ora » chanté par Amelia au premier acte de Simon Boccanegra. En équilibre instable sur le mouvement ternaire, cet air est un piège qu’Annick Massis ne parvient pas entièrement à déjouer, tout comme « Io son l’umile ancella » d’Adriana Lecouvreur, en bis, la pousse dans ses ultimes retranchements. Pourtant, quelle habileté pour tracer sur le souffle avec toutes les nuances nécessaires une ligne à la courbe admirable. Et combien alors Annick Massis se fait l’humble servante d’un art qu’elle a précédemment porté au plus haut, dans l’air d’Amalia d’I Masnadieri, écrit à l’intention d’un soprano léger – Jenny Lind, le rossignol suédois. Ici, le chant s’épanouit en terrain connu et peut déployer avec le brio et le brillant qu’on lui connaît sa vaste palette d’effets. La coloratura di forza d’Hélène dans Jérusalem apparaîtrait aussi simple formalité si l’on ne voyait – plus que l’on n’entendait – la part de risque qu’il comporte ; non l’appréhension mais la lutte pour franchir une fois encore l’obstacle. Pour ce courage sans forfanterie, pour cette humilité sans affectation, pour cet art offert sans condition à un public enamouré, pour cette présence lumineuse, un seul mot, hurlé par un admirateur au fond de la salle après chaque numéro : brava !