En des temps comme ceux-ci, où tout voyage est suspendu à l’incertitude pandémique, le concert reste une des dernières évasions possibles si l’on veut conjurer un quotidien assujetti au passe sanitaire. Est-ce la raison pour laquelle Béatrice Uria-Monzon a placé son Instant Lyrique sous le signe de l’Espagne à travers une galerie de compositeurs dont l’un des plus jeunes – Carlos Guastavino –, s’il est né en 1912 est mort à l’aube du 21e siècle ? Des affinités électives entre le pays de Cervantes et celle qui fut la Carmen de sa génération, nul ne saurait douter. La silhouette serrée dans un bustier, le port de tête altier, le geste galbé, un bras long comme une liane au bout duquel on s’étonne de ne pas trouver d’éventail, les cheveux tirés en arrière, l’œil forcément noir… tout évoque l’Andalouse « dans ses amours toute jalouse », telle que mise en vers par Jules Verne à une époque où la France, sur les traces de Mérimée, s’éprenait de folklore espagnol.
Cet intérêt pour les contrées méridionales, en réaction au « winter is coming » wagnérien, inspira un large pan de notre répertoire – dont Carmen est l’arbre qui cache la forêt –, avant que, dans un mouvement d’attirance réciproque, les musiciens ibériques viennent à Paris affiner leur art de la composition. Bis compris, ils sont pour la plupart réunis dans ce programme castillan, à quelques rares exceptions – Albéniz, De Falla. Bizet en fin de programme est la seule concession accordée à la France et à l’opéra.
© Olivia Kahler
Invité au début du 20e siècle dans les parisiens, le cante jondo, ce chant gitan jailli du plus profond de la gorge, s’apprivoise pour donner naissance à un genre mélodique original, immédiatement identifiable, dont l’écriture savante ne peut occulter le tempérament instinctif. Tandis que la voix feule, tantôt rauque, tantôt douce, le piano, rendu à ses origines percussives, s’anime d’une vie sauvage, de répétitions obsédantes et de couleurs violentes .
C’est ce périple tumultueux et exigeant qu’ont voulu raconter Béatrice Uria-Monzon et Antoine Palloc – on ne peut dissocier les noms de la chanteuse et du pianiste tant leur art fusionne tout au long de ce parcours hispanique.
Lui, non joueur mais dompteur d’un instrument soumis à d’impossibles caprices rythmiques par deux mains qui semblent compter vingt doigts, élégant lorsque les pages interprétées s’enrobent de papier de soie, fauve dès que le sang espagnol coule, rouge et épais, sur des accords martelés comme des coups d’enclume – et l’on songe à la forge de Lorca dans la romance de la Luna, Luna.
Elle, fidèle à cette image de Carmencita qui lui colle à la peau, glamoureuse, orgueilleuse avec une voix désormais moins installée dans le registre grave, dût La maja dolorosa en pâtir, l’aigu souvent forcé, l’intonation parfois relâchée mais chaude et vibrante, dont l’effet sur le public demeure entier, si l’on juge à la clameur amoureuse, aux sifflets d’admiration et, plus regrettable, aux nombreux smartphones dégainés à tour de bras durant le concert, aux dépens du respect que l’on doit aux artistes et aux autres spectateurs.