A tout seigneur, tout honneur. Marraine de l’Instant lyrique depuis sa création en 2014, Karine Deshayes en inaugure la nouvelle saison, non sous le dôme rituel d’Elephant Paname, mais dans le cadre plus officiel de la Salle Gaveau. L’Orchestre Lamoureux, placé sous la direction de Mark Shanahan participe à la fête car il s’agit aussi de célébrer vingt ans de carrière.
Le chiffre est anecdotique, le parcours de celle que distingua le concours Voix nouvelles en 2002 ne l’est pas. Il serait fastidieux d’en énumérer les étapes, les rôles et les scènes. Mélodie, opéra… Son répertoire est si vaste qu’il ne saurait se résumer en moins d’une page. Le programme de la matinée choisit d’en présenter quelques facettes : Rossini d’abord, son compositeur fétiche. Quel artiste lyrique français aujourd’hui en maîtrise avec autant d’aisance les codes, dans le registre comique autant que sérieux ? Le premier duo de La Cenerentola en début de concert l’affirme ; le grand air d’Armida offert en bis le confirme. Dans un cas comme dans l’autre, l’agilité – cette apparente facilité avec laquelle la voix vocalise sur toute la portée –, la maîtrise du souffle et de la colorature, notamment di forza, accompagnent une recherche d’expression, indispensable pour donner à cette musique tout son sens.
La scène d’Elvira dans sa version Malibran en deuxième partie se rattache à la même école : même rigueur stylistique, même virtuosité dépourvue de vains artifices. On peut préférer l’héroïne des Puritains interprétée par une soprano avec tout ce que cela signifie d’ébriété dans les variations suraiguës, tout comme on peut ensuite trouver Armida trop sage, on ne s’étonnera jamais assez de rencontrer de telles qualités techniques chez une chanteuse française.
La Deshayes a d’autres cartes dans sa manche : Mozart qui souligne la beauté du timbre ainsi que l’opéra français où la mezzo-soprano se pose en héritière de Crespin. Qui d’autre aujourd’hui pour dessiner avec autant de faste vocal l’émoi amoureux de Balkis dans La Reine de Saba ? Ce n’est pas tant l’articulation que la noblesse de l’accent, et toujours la lumière, les couleurs, la musicalité particulièrement sensibles dès que la voix grimpe sur la portée.
Le problème de Karine Deshayes, c’est qu’elle a beaucoup d’amis, certains de longue date, d’autres sur lesquels il ne faut pas trop compter. Le duo de Norma, initialement prévu, en fera les frais. Tellement d’amis qu’un seul récital ne suffit pas à les entendre autant qu’on le voudrait. Il faut donc se résigner à n’applaudir qu’une seule fois Natalie Dessay, retrouvée avec émotion le temps de Filles de Cadix interprètées encore avec aplomb ou Cyrille Dubois dont les affinités avec l’écriture rossinienne éclatent au grand jour dans le duo de La Cenerentola. A l’instar de Karine Deshayes, l’exercice de la virtuosité ne prend jamais le pas sur la beauté du son et la signification des mots. Pourquoi ne sont-ce pas ces deux-là qui occupaient le haut de l’affiche dans la production de Guillaume Gallienne à l’Opéra de Paris en juin dernier ? Mystère. La complicité avec Delphine Haidan transparaît dans l’extrait de Cosi fan tutte où les deux voix, bien que située dans la même tessiture, se complètent idéalement. Avec Philippe Jaroussky, le Duo des chats et la Barcarolle des Contes d’Hoffmann, soutenue en coulisse par les autres chanteurs, deviennent deux clins d’œil facétieux. Plus qu’en Don Giovanni, Stephane Degout s’amuse à camper sur ses deux bottes un Comte des Noces brutal et brûlant. Le prédateur se dessine immédiatement en un seul duo avec Susanna, puis tombe le masque lors la supplication finale qui réunit une dernière fois Karine et tous ses amis.
Au pupitre, Mark Shanahan tente de dompter un Orchestre Lamoureux peu familier du répertoire proposé, l’ouverture du Barbier de Séville, Offenbach et Mozart exceptés.
Rappelée encore et encore, Karine Deshayes donne d’une voix timide rendez-vous au public dans dix ans. Il serait regrettable d’attendre si longtemps. Sans forcément traverser l’Atlantique pour l’applaudir en Stephano dans Roméo et Juliette à New York cette saison, Mère Marie dans Dialogues des Carmélites à Bruxelles ou, plus sommitale encore, Semiramide à Saint-Étienne sont à portée de TGV. Deux occasions à ne pas laisser passer – si on le peut – d’entendre une de nos plus grandes chanteuses actuelles.