Entre deux représentations de La Légende d’une vie de Stefan Zweig au Théâtre Montparnasse, un lundi de relâche a permis à Natalie Dessay de venir à l’Eléphant Paname chanter un répertoire entre jazz et comédie musicale reprenant en partie le programme de « Pictures of America », son disque sorti l’année dernière chez Sony. Pour l’occasion, et comme à chacune de ses apparitions depuis son départ des scènes d’opéra, le public s’est déplacé nombreux, rassemblant tout à la fois nostalgiques de la cantatrice qu’elle fut et curieux de l’artiste versatile qu’elle a voulu devenir.
Et cette artiste-là montre aujourd’hui une joie à se tenir sur scène que ceux qui la suivirent depuis ses débuts ne lui connurent pas toujours : elle sourit, plaisante sur son penchant pour les « chansons molles », fait des trous de mémoire qui lui sont coutumiers un motif d’amusement plutôt qu’un symptôme de stress. Leonard Bernstein, Michel Legrand, Irving Berlin ou Stephen Sondheim sont sa liberté retrouvée, à elle qui ne voyait plus rien d’autre dans l’opéra qu’un amoncellement de contraintes. C’est pourtant en chanteuse d’opéra qu’elle aborde ces Songs. Elle leur apporte sa discipline, qui a fini par devenir sa nature. Comme une danseuse étoile qui s’encanaille dans le Modern Jazz mais conserve le port d’une ballerine, sa technique lui donne un maintien et une stature qui viennent de loin. Les aigus filés de « Somewhere », la ligne de « Send in the clowns » révèlent la cantatrice. La sonorisation autorise un placement de voix plus intimiste et les raucités qui, dans le Lied, la mélodie ou l’opéra, apparaitraient comme des scories, passent ici pour autant d’effets ou de fantaisies ; mais même quand les rythmes heurtés de « There’s no business like show business » bousculent passablement sa diction, c’est en artiste lyrique que Natalie Dessay assoit son timbre, distille les mots, dose ses nuances.
© Maria Stuarda
La prestation extravertie de Gilda Solve, à ses côtés pour des duos et seule en scène pour un Gershwin des plus typiques, montre ainsi combien une chanteuse éduquée aux rythmes, aux phrasés et aux couleurs des musicals gère différemment sa voix. Eclairante comparaison qui ne vire jamais à la confrontation dans un répertoire qui, issu d’influences multiples, autorise toutes les sensibilités, et même des synthèses : une certaine Neima Naouri, dont l’arrivée sur scène fait croire quelques secondes à la réapparition de sa mère telle qu’elle était lors de ses passages télévisés chez Jacques Martin au début des années 1990, agrège ainsi, dans « A piece of sky » ou dans « What you don’t know about women », une appétence spontanée pour le jazz et la pop tout autant que les probables influences parentales sur sa personnalité vocale, déjà très affirmée.
Jazz et pop forment aussi le langage naturel d’Yvan Cassar, surtout connu du grand public pour son travail de producteur avec de grands noms de la variété française, ce soir allié irremplaçable des chanteuses, imposant depuis son clavier une rythmique implacable qui vaut tous les filets de sécurité. A la contrebasse, Benoît Dunoyer de Segonzac a des épaules tout aussi solides, au point que l’absence de percussions ou de cuivres passe inaperçue auprès d’un public aux anges qui obtient même, avec Claude Nougaro, un bis en français : les nostalgiques comme les curieux ont de quoi être charmés !