Si l’on n’ignore plus désormais que les branches de son arbre généalogique la rattachent à deux compositeurs du 19e siècle, Jacques de La Presle et Francis Poulenc, on sait moins en revanche que Stéphanie d’Oustrac a conquis le jury des Victoires de la musique en 2002 avec La Dame de Monte Carlo du même Poulenc (ce que rappelait d’ailleurs Christophe Rizoud dans une de ses chroniques). La mélodie française est donc une rive familière, une seconde peau dans laquelle l’artiste se glisse avec aisance et bonheur, comme en témoigne le récital donné hier soir sous le dôme étoilé de l’Elephant Paname. Les œuvres choisies pour nourrir le programme présenté se veulent indubitablement un dialogue entre poètes. Les mélodies de Poulenc, en ouverture, trempent leurs notes dans la sève des mots de Louise de Vilmorin et de Jean Cocteau. De même, Debussy tisse un écrin musical aux perles de Baudelaire jaillissant des Jets d’eau, de Recueillement et de La Mort des Amants. Massenet, dont est interprété ici le fameux « Air des Lettres » de son Werther, trouve l’inspiration dans les mots de Goethe, Quant à Ravel, il a puisé du coté de Colette et de Franc-Nohain pour donner corps à sa pétillante et irrévérencieuse Heure espagnole et son féérique L’enfant et les sortilèges.
Dans cette succession de mélodies, qui sont autant de tableaux vivants d’une époque, d’un mode de vie, ou de personnages atypiques, Séphanie d’Oustrac se meut dans le verbe et les notes de toutes ces personnalités variées avec une dextérité évidente et un engagement admirable. Comédienne au charisme magnétique, elle se garde toutefois d’excès superfétatoires dans l’expressivité. Tout est ici exprimé avec naturel et élégance. Ainsi, les deux chansons de Debussy, Recueillement qui cristallise une douleur lancinante et La mort des amants qui porte en elle une fin qui n’en est pas une, peuvent être piégeuses d’affliction exacerbée ou de fausse félicité. Mais Stéphanie d’Oustrac les chante avec retenue n’en rajoutant jamais dans le pathos et le jeu subtil d’Antoine Palloc parachève cette sobriété. L’Air des lettres de Charlotte met ici en lumière un timbre ambré et une aisance dans l’aigu qui capte par son amplitude. Mais c’est surtout par la puissance de l’incarnation et l’intensité vécue des sentiments allant crescendo que Stéphanie d’Oustrac emporte l’enthousiasme. Ses talents de comédienne trouvent encore à s’exprimer de belle manière dans « Ah la pitoyable aventure » tirée de L’Heure Espagnole. La mezzo-soprano montre une nouvelle fois qu’elle aime camper des femmes au caractère bien trempé et sa Concepción en est une merveilleuse illustration. Elle s’empare ici du genre vaudeville, dans un parlé-chanté magnifiquement maîtrisé et dans une diction parfaite malgré le vent d’hystérie qui emporte ce personnage traversé de manière irrépressible par le désir.
C’est sans doute avec Poulenc que les deux interprètes, chanteuse et pianiste, semblent avoir le plus d’affinité. Les trois poèmes de Vilmorin, que Poulenc qualifiait « d’impertinence sensible pleine de gourmandise et de libertinage », donnent à entendre le beau timbre rond et chaud de l’artiste et sa grande intelligence musicale dans l’art des nuances et des crescendi expressifs notamment dans Aux officiers de la Garde Blanche. La Dame de Monte Carlo constitue le point culminant de la soirée. Le bilan de vie pétri de sarcasme d’une vieille flambeuse qui termine sa vie en se jetant dans la Méditerranée pourrait paraître une œuvre violente et un brin triviale. Mais dans son incarnation habitée, Stéphanie d’Oustrac confère une dimension raffinée au destin tragique de cette femme sur le retour. Sa voix chaude aux accents fiévreux de tragédienne apporte un réalisme touchant aux fêlures de cette dame de Monte Carlo qui joue sa vie à pile ou face sur les tapis verts des casinos de la Principauté. Dans cette incarnation, qui exige de l’artiste qu’elle soit aussi actrice, la mezzo-soprano donne aux mots une noble présence là ou d’autres accentueraient le pathétisme du personnage. Et le jeu élégant d’Antoine Palloc accentue davantage encore cette subtile mise à nu des émotions. A cet égard, la grande complicité de la chanteuse et de son accompagnateur n’est pas étrangère à la réussite de cette soirée. On sent ici un accord parfait entre les deux artistes qui portent une vision commune de ces poèmes vivants. Cela est d’autant plus admirable que c’est la première fois qu’ils unissent sur scène leurs talents.
Personnalité radieuse, musicienne et comédienne accomplie, Stéphanie d’Oustrac attire d’emblée à elle l’immense sympathie de ceux qui ont le privilège de l’écouter, comme en témoigne la réaction enthousiaste du public notamment après les délicieux bis offerts par l’artiste, de la Habanera de Carmen à l’hilarant « Tu n’es pas beau, tu n’es pas riche » de La Périchole. Au-delà du talent, c’est la personnalité attachante et l’implication totale de la mezzo-soprano qui sont aussi ici saluées. Sous le signe d’un bonheur partagé se referme un spectacle sans fausse note porté par deux artistes dont la synergie est un véritable enchantement.