Révélation lyrique de l’année aux Victoires de la musique classique en 2016, Elsa Dreisig griffait publiquement lors de la remise des récompenses son image de jeune fille sage : « Jamais je ne me soumettrai ni aux avis extérieurs ni aux certitudes toutes faites dictées par une loi venue de je ne sais où et qui ne peuvent, à mon sens, que ruiner la création ». Effronterie d’une enfant trop gâtée ?
Née de parents chanteurs, bête à concours bardée de prix, elle s’apprêtait alors à rejoindre la troupe du Staatsoper Berlin, nouvelle étape dans un parcours que tous s’accordaient à trouver prometteur. A raison. Depuis elle a notamment chanté Pamina dans La Flûte enchantée à Paris, Musetta dans La Bohème à Zurich, Micaëla dans Carmen à Aix-en-Provence, Violetta dans La traviata à Berlin il y a peu de jours. Ce palmarès ne semble pas avoir entamé sa détermination frondeuse. Pour preuve, le programme de son « Instant lyrique » envisagé comme un hommage à John Coltrane, saxophoniste et compositeur de jazz aussi connu des amateurs d’art lyrique que Placido Domingo l’est des fans de hard rock. Quatre parties entrecoupées de lecture de textes signés Gary, Rilke ou encore Cohen par le jeune comédien Lorenzo Lefebvre, défient les règles du récital. Nina Simone, Wagner, Berio, Debussy, Nat King Cole – entre autres –, enchainés sans logique apparente, achèvent de brouiller les cartes. « Il n’y a rien à comprendre au programme de ce soir » prévient une note d’intention. Nouvelle impertinence ?
Non, c’est qu’à l’exemple d’Ella Fitzgerald, Elsa a ce « je ne sais quoi » chanté par France Gall. Elle a la volonté de surprendre et le courage de cette volonté. Proposer un programme original et personnel, dût-il déconcerter un public plus habitué à Schubert qu’à Ray Charles. Entrer sur scène non par la coulisse mais par la salle, en chaloupant, la voix quasiment à nu sur « Nature Boy », un standard de jazz immortalisé par Nat King Cole. Conclure la soirée par la Mort d’Isolde, sommet escaladé d’ordinaire par des sopranos casquées d’acier, et apporter à cet air que l’on a entendu chanter par les plus grandes voix une candeur apaisante, comme un contrepoison au venin wagnérien.
Elsa, elle a l’audace aussi de se mesurer à des songs dont la concession semblait attribuée à perpétuité aux reines et rois du genre – Nina Simone, Ray Charles… – sans que la comparaison ne tourne à son désavantage, parce qu’il n’y a pas lieu de comparer. Aidée de Karolos Zouganelis, accompagnateur attentif dont le toucher percussif préfère Gershwin à Liszt, Elsa sait imposer son style. Elle a non seulement acquis le swing et le scat que l’on penserait – à tort – étranger à une voix de soprano lyrique formée au répertoire classique ; elle a aussi une fraicheur et une sincérité qui – souhaitons-le – ne sont pas l’apanage de son âge (bientôt 27 ans !)
Elsa, elle a la double nationalité franco-danoise qui lui rend naturelles les Ariettes oubliées de Debussy tout comme les Hjertets melodier de Grieg (sur des textes d’Andersen). Les mots gagneraient à plus de couleurs mais le texte reste intelligible, qu’il s’agisse d’interpeller d’une voix pure le « Rossignolet du bois » transcrit par Berio ou en bis de déclarer à un public ravi – « Jeg Elsker Dig » (je vous aime).
Elsa, elle a un timbre que l’on peut trouver froid mais sur lequel la chaleur des musiques afro-américaines a déposé des reflets cuivrés, une longueur confortable, une ligne continue. Elle a une musicalité évidente et une justesse d’intonation que mettent en vain à l’épreuve « La chevelure » de Debussy ou « Liebesode », un des sept Lieder de jeunesse d’Alban Berg.
Elsa, comme Ella, elle a « ce don du ciel qui la rend belle ».