De l’œuvre de Duparc, si l’on excepte une poignée de pages instrumentales, il ne reste rien, ou plutôt tout : dix-sept mélodies, composées entre 1868 et 1884, dont treize seulement furent publiées. Une exigence maladive attisée par un état névrotique annihila les capacités créatives de celui que César Franck, son maître, dépeignait comme un « trouveur d’idées ». Ce n’est cependant pas la rareté qui fait le prix de ces pièces mais l’émotion – jusqu’alors insuffisante dans le genre mélodique français – engendrée par l’étreinte éperdue des mots et des notes. « La vraie musique, la seule, est la musique d’âme et d’émotion » écrivait Duparc. Qui pourrait le contredire ?
Si le disque a plusieurs fois entrepris l’intégrale (ou presque – souvent est écartée La Fuite, un duo pour soprano et ténor), le concert n’ose que rarement franchir le pas, sans doute pour éviter de confronter l’unique interprète à l’écueil conjugué de la monotonie et d’une écriture qui, bien qu’ancrée dans le registre médian, n’en sollicite pas moins les extrêmes. D’où la bonne idée de confier cette « Invitation à Duparc » à trois chanteurs au lieu d’un seul. Mezzo-soprano, baryton, ténor : trois tessitures, trois personnalités dissemblables auxquelles le piano d’Antoine Palloc, éloquent, exalté, impérieux sert de fil conducteur – car l’instrument joue ici à jeu égal avec les voix, non simple commentateur mais acteur à part entière, premier élément de compositions janusiennes et neurasthéniques à l’image de leur compositeur.
Autre bonne idée que l’on espère ne pas avoir été imposée par une billetterie dépressive : localiser le concert au cinquième étage de Gaveau dans l’atmosphère confidentielle du salon Ravel. L’intimité de telles mélodies semblerait déplacée dans une salle plus grande. Si l’emphase lyrique est souvent exigée par le pathos des poèmes, ces pages gagnent à être moins empoignées qu’attouchées. Las, l’ardeur virile prévaut chez Stanislas de Barbeyrac comme chez Thomas Dolié même si le premier essaie d’alléger un aigu qui manque à plusieurs reprises de s’étrangler, même si le second trouve dans la deuxième partie du récital la juste mesure sonore qui nous vaut une Chanson triste exhalée comme le soupir profond d’un « triste cœur ».
Julie Pasturaud sait davantage ne pas céder à la tentation du son. Que de sentiments dans ce timbre duveteux, dans ces notes profondes déposées comme une offrande sur l’autel de la beauté sans que l’on ressente l’effort ou la rupture. Ce chant déroulé à la manière d’un galon de velours n’est pas sans évoquer Isabelle Vernet, qui a d’ailleurs enregistré ces seize mélodies au début des années 1990. La difficulté reste de concilier rondeur et articulation, plaisir et prononciation. Trop de vers échappent encore à la compréhension.
Pas de bis possible si l’on veut respecter l’intégrité du programme – « on avait pensé au Brindisi » plaisante Stanislas de Barbeyrac –, mais à défaut, une reprise de la pièce la plus connue du recueil, L’invitation au voyage, dont les trois chanteurs, recueillis, se passent les couplets puis se partagent l’ultime refrain – « Là, tout n’est qu’ordre et beauté, Luxe, calme et volupté » – telle une formule magique qui voudrait conjurer des temps agités et moroses.
Prochain Instant Lyrique, plus opératique que mélodique : Ekaterina Semenchuk, avec Yvan Cassar au piano, mardi 25 janvier.