Les chanteurs français, espèce négligée, voire menacée ? Comment ne pas songer à la discussion qui agite aujourd’hui l’Hexagone musical quand on découvre qu’il faudra aller à Londres cette fin de saison pour applaudir Nicolas Courjal sur une scène d’opéra. A défaut, Versailles l’affiche dans le Requiem de Mozart (les 2 et 3 avril), Radio France le programme en version de concert (L’Enfant et les sortilèges les 15 et 16 avril) et Richard Plaza lui offre un « Instant lyrique ». Excellente idée ! Sous le dôme scintillant d’Elephant Paname, l’intimité est un terrain propice à l’émotion, à condition de savoir en déjouer les pièges. A 43 ans, celui qui se présente comme un « bosseur pas téméraire »* a muri lentement, tel un vin de longue garde, un art désormais à son faîte. L’expérience aidant, l’instant n’est pas que lyrique ; il est aussi magique, immédiatement. Là où le cérémonial du récital implique souvent une gradation de l’intensité, où les premiers airs sont sacrifiés sur l’autel d’un nécessaire échauffement, on est d’emblée projeté dans le vif du sujet, hissé à des sommets qu’il faut habituellement plusieurs numéros pour atteindre.
Les Quatre chansons de Don Quichotte composée en 1932 par Jacques Ibert pour le film de Georg Wilhelm Pabst (Don Quichotte, 1933) offrent un magnifique terrain d’expression à qui sait plier sa voix aux caprices d’une musique imagée. Nicolas Courjal feuillette ce dictionnaire des sentiments avec d’autant plus de justesse que l’identification n’est pas seulement vocale. Il y a dans la longue silhouette noire du chanteur rennais, dans le feu du regard et dans la barbe brune des traits que l’on prête d’habitude au héros de Cervantès. Déjà s’affirment les qualités qui rendront la soirée exceptionnelle : la beauté orgueilleuse du timbre, la précision de la diction, l’attention portée au texte, la maîtrise du volume, le choix des couleurs. Est-ce d’ailleurs la magie de l’instant mais l’interprète nous semble avoir gagné en aisance, l’émission en liberté, la voix en ampleur. Le piano d’Antoine Palloc n’en parait que plus inspiré, serviteur respectueux, promu narrateur lorsque les partitions lui concèdent solo quelques mesures.
La lecture préalable en français des trois poèmes russes mis en musique par Tchaïkovski aide à en comprendre la tonalité. Si « Ne vier, moï Drug » rappelle parfois Tatiana dans le dernier acte d’Eugène Onéguine, c’est Grémine, son époux, que l’on devine derrière le balancement lourd de « Primirénié ». La Sérénade de Don Juan annonce celle de Don Giovanni (« Deh vieni alla finestra »), l’une et l’autre croquées avec la sensualité gourmande du prédateur face à sa proie.
Ainsi défile le programme, habilement choisi pour mettre en valeur les multiples facettes d’un talent capable de se glisser aussi aisément dans la mélodie que dans l’opéra, lyrique, dramatique et même comique lorsqu’il lui faut enfler la calomnie rossinienne. Le français convient cependant mieux que l’italien à la rigueur de l’intonation. Pour preuve, un « Veau d’or » orgiaque puis l’air de Procida des Vêpres siciliennes dans sa version originale – française donc – modelé d’une voix longue avec toute la noblesse qu’exigent le personnage et le cantabile verdien.
Les bis ne cherchent pas à conquérir davantage un public déjà emballé. Nicolas Courjal chanterait « Belle », le tube de Notre-Dame de Paris, qu’on en redemanderait encore. Comparés aux airs précédents, « At the river » de Copland et « immense et rouge » de Kosma peuvent paraître anecdotiques. Qu’importe ! Demeure le souvenir brûlant de « Sous les pieds d’une femme », l’air de Soliman dans La Reine de Saba, dédié par Nicolas Courjal à la marraine de « L’Instant lyrique », Karine Deshayes, présente au premier rang dans la salle. L’air de Balkis, « Plus grand dans son obscurité », extrait de cette même Reine de Saba, avait marqué les esprits lors des Victoires de la musique classique le mois dernier tant la mezzo-soprano avait su en animer le marbre. Cet opéra de Charles Gounod, créé à Paris en 1862, n’a pas été représenté en France depuis 1969. Pourquoi ne pas l’exhumer lorsqu’on a la chance de disposer d’interprètes capables d’en assumer l’écriture et le style ? Ce ne sont pas seulement ses chanteurs que la France néglige : c’est aussi son répertoire.