En 2013, Roberto Alagna renonce à chanter Admète dans Alceste à l’Opéra de Paris. Yann Beuron accepte de le remplacer et le public français redécouvre un ténor auquel il aurait dû prêter attention davantage quand on sait comme cette voix est rare et combien peu nombreux sont ceux capables d’articuler distinctement notre langue. Offenbach dans lequel il excella au début des années 2000 a trop souvent occulté l’incroyable talent de celui qui était né pour chanter aussi bien Mozart que Ravel, trop délicat pour les élans passionnels de l’opéra romantique, trop digne pour les atermoiements acrobatiques du répertoire baroque et rossinien. En 2009, passait quasiment inaperçu un enregistrement de mélodies de Fauré. « Son chant y est d’un raffinement dénué de toute affectation, sa diction est exemplaire. Il sait colorer ces musiques de nuances toujours justes, de pianissimi soutenus, aussi expressifs dans les aveux et les émois susurrés que dans les fièvres de la passion. », écrivait pourtant ici-même Marcel Quillévéré. Il est des rendez-vous à ne pas manquer.
Fauré justement ouvre l’Instant lyrique de Yann Beuron à Elephant Paname, premier d’une saison qui verra se succéder, entre autres, Jean-François Lapointe (18 octobre), Patrizia Ciofi (30 janvier) ou encore Alexandre Duhamel (22 mai). Des mélodies extraites du 3e recueil – « C’est l’extase », « en sourdine », « Spleen »… – redisent l’art incomparable de la couleur, de la diction et de la nuance tandis que « Prison » avec son amère conclusion posée comme une plainte sur le fil de la voix, arrache dans la salle un« bravo ! » frissonnant d’admiration.
Saint-Saëns ensuite précède Debussy, avec dans l’interprétation, si dissemblables soient ces pages, la même attention au texte, le même traitement poétique réservé aux mots, tantôt surlignés d’accents qui rappellent le chanteur d’opéra – la wagnérienne « mort des amants » ou les trois Saint-Saëns exprimés avec une juste emphase –, tantôt exhalés en usant de la voix de tête, tenus sur le souffle à des hauteurs démesurées, en apesanteur. Poulenc dans Tel jour, telle nuit, cycle de neuf mélodies sur des poèmes d’Eluard, offre une remarquable synthèse de cet arc-en-ciel d’affects, du balancement serein de « Bonne journée » à l’émerveillement apaisé de « Nous avons fait la nuit » en passant par l’exaltation du « Front comme un drapeau perdu » ou l’angoisse sourde d’« Une roulotte couverte en tuiles ». Le piano d’Antoine Palloc sait se poser en simple spectateur ou devenir soudain acteur au gré de l’écriture, l’accompagnement culminant dans un ultime chant d’amour nocturne, qu’il nimbe de tendresse.
Si Yann Beuron confiait à Sonia Hossein-Pour* ne pas chanter souvent en récital – « Rien à voir avec l’opéra. C’est un tout autre exercice, au fond, plus difficile, avec ces gens qui vous observent juste sous votre nez… » – aucun geste ne trahit un quelconque malaise, exceptés peut-être les yeux que le chanteur garde souvent fermés – afin de s’abstraire de spectateurs trop proches ? Timidité ou plutôt discrétion. Yann Beuron n’est pas de ces ténors flamboyants à la voix rayonnante. Son chant ne se place pas sous le signe du feu mais de l’air (ce que confirme sa date de naissance : né un 18 février, il est verseau) : diaphane, immatériel, inaltéré. Seules les tempes blanchies avouent le passage des ans ; le timbre, lui, demeure juvénile. La chemise noire col mao enfilée sur un pantalon également noir donne au chanteur un air de séminariste, quelque chose de ce « jeune homme de 20 ans qui a vu des choses si affreuses », premier vers de « Bleuet », une mélodie de Poulenc, offerte en bis, avant « Offrande » de Reynaldo Hahn, où Yann Beuron dépose au pied d’un public conquis, en même temps que « les fruits, les feuilles et les branches » de Verlaine, des notes d’une mémorable douceur.
* Yann Beuron ou « rien n’est grave », Encyclopédie subjective du ténor, mai 2016