C’est la chronique de deux concerts qu’on va lire ici. Le second venant mettre en doute, brouiller, contredire les impressions du premier.
Épisode n° 1
Du premier, on était sorti désappointé et déçu. En repartant dans la neige, et dans la nuit glaciale, une idée incongrue nous avait traversé l’esprit : que le moment le plus musical de ce concert avait été l’Impromptu en la bémol majeur op. 142/2 de Schubert donné au piano en intermède par l’excellent James Baillieu. Une élégance discrète, la douceur du toucher, le fondu des sonorités, l’intériorité, la prestesse de l’épisode rapide, l’esprit de cette musique en somme…
C’est que le récital donné par Lise Davidsen et Freddie De Tommaso, deux stars actuelles du chant, nul le conteste, n’avait pas été de la même eau. Spectaculaire, sonore (ça oui !), extraverti, hors sol en somme. Un récital qu’on avait bizarrement installé dans l’église de Rougemont, touchante certes, mais étroite, minérale, trop exigüe pour de tels déploiements de décibels, alors que ces houles sonores auraient trouvé par exemple leur espace vital dans celle non loin de Saanen, plus ample, plus boisée, plus clémente.
Au reste, nous disions-nous, cela devrait faire partie du métier de chanteur de s’adapter à un lieu, de le sentir, de fusionner avec lui. Less is more, n’est-ce pas.
Un début en fanfare
Lise Davidsen avait attaqué d’emblée avec le « Dich teure Halle » d’Elisabeth, chanté exactement comme nous l’avions entendu par elle à Bayreuth dans un mémorable Tannhäuser voici deux ans. Les solides piliers de Rougemont n’avaient certes pas tremblé davantage que les murs de la Wartburg, mais cela avait été considérable et sonore. Même si, au-delà du timbre marmoréen qu’on connaît, l’épisode piú piano « In dir erwachen meine Lieder » avait laissé tout de même entendre des qualités de phrasé et un talent à imposer son tempo personnel, dans un rallentando très habité. Et puis les « Sei mir gegrüsst », destinés à saluer le public, avaient repris, plus « morceau de bravoure » que jamais, jusqu’au si final fortissimo. Et certes les populations en avaient été épatées, et le but recherché atteint.
Puis Freddie De Tommaso avait enchaîné sur le même pied avec le « Celeste Aida » de Verdi, redoutable air d’entrée de Radamès, en l’occurrence non moins cinglant, et plus terrestre que céleste. Le récitatif « Se quel guerrier io fossi » avait été expédié fortissimo avant une Romanza (sic) notée dolce et double piano, ce qu’elle n’avait guère été, et le cantabile en était resté pour ses frais (et l’homogénéité du son pareillement). Le « Il tuo bel cielo vorrei ridar », noté par le compositeur sempre dolcissimo avait évidemment été gueulé (pardon !) à pleins poumons, pour ne rien dire des trois « vicino al sol » de la fin, le premier avec 4 p, le deuxième avec 3 p, et le troisième avec 2 p qui avaient été, on s’en doute, tonitrués. On imaginait Verdi piaffer, fulminer et lancer des Madonna Santissima désespérés !
Retour à plus de mesure
Dans « Ritorna vincitor », Lise Davidsen avait donné une plus juste mesure de sa personnalité, assouplissant son immense voix (il est vrai phénoménale) dans un mezza voce expressif. Mais le plus beau avait été la partie cantabile « Numi, pietà del mio soffrir ! », abordée piano : à nouveau étirant le temps et le tempo avec sensibilité, démontrant la beauté de son legato et sa maîtrise du souffle, et approchant de la mélancolie et de la douleur du personnage d’Aida.
Le lamento de Federico « É la solita storia del pastore » extrait de L’arlesiana de Cilea avait montré Freddie De Tommaso sans doute à son meilleur : de très belles couleurs, des phrasés sensibles dans la partie piano, avec de beaux effets d’allègements, puis un crescendo construit avec beaucoup de retenue, avant de culminer dans le plus pur (?) style vériste. Et le piano émotif de James Baillieu, lui aussi très legato, avait pu montrer là pleinement sa musicalité.
De très belles choses
Autres pièces brèves, deux mélodies de Grieg, Zur Rosenzeit, op. 48/5, et Ein Traum, op. 48/6, montraient ensuite toutes les ressources de délicatesse que peut avoir Lise Davidsen : dans la première une ligne de chant pianissimo d’une fluidité merveilleuse (et là encore une maîtrise sans faille de la respiration), un timbre émouvant, les apparences de la fragilité (ce ne sont qu’apparences bien sûr, la fragilité n’est pas son fort) et surtout beaucoup d’intériorité ; dans la seconde un pathétique très tenu, l’élégance de la ligne, un lyrisme effusif, des crescendo/decrescendo virtuoses, et là encore un Baillieu partenaire de lied parfait.
Pour des raisons un peu mystérieuses (sans doute l’inconfort pour les chanteurs de cette église, riche en courants d’air et chiche en refuges pour eux), une partie non négligeable du programme avait été biffée, notamment deux extraits, dont la scène du gibet, d’Un Ballo in Maschera.
Le duo irrésistible
C’est donc Tosca qui avait été promu morceau de résistance. Avec d’abord un « Recondita armonia » par De Tommaso, passablement rugueux et aux aigus serrés, paraissant gêné aux entournures, puis un duo du premier acte « Mario, Mario, Mario… » où Davidsen se montra vive et charmante, un peu enfantine et minaudante (mais telle est Tosca).
C’est un rôle qu’elle a chanté sur mainte grande scène, et dont sa grande voix ne fait qu’une bouchée, jouant de la dynamique, animant les phrasés ; elle y montre beaucoup de présence scénique, tirant joyeusement la couverture à elle (mais c’est le rôle, dans cette scène), privilégiant le jeu plutôt que le chant pur, semant quelques notes un peu négligentes ici ou là. Freddie De Tommaso y rétait resté (selon nous) quant à lui globalement moins convaincant, montrant davantage de solidité que de séduction dans les passages les plus expansifs.
Le « Vissi d’arte » avait été une démonstration de maîtrise et de sûreté vocale, de legato inépuisable, de cantabile impeccablement homogène, dans un mezza voce envoûtant, jusqu’à un messa di voce de grand style. Démonstration qui avouons-le nous était apparue impressionnante davantage qu’émouvante. Mais impressionnante.
Quelques escarmouches finales
Diverses friandises étaient venues conclure le programme : Ideale de Tosti, par De Tommaso, pas aussi charmeur qu’on aurait aimé, puis « I could have danced all night », extrait de My Fair Lady, joliment troussé par Davidsen (notamment la reprise mezza voce et la note filée ultime), un « Lippen Schweigen » de la Veuve joyeuse, avec en revanche un De Tommaso vocalement des plus séduisants, d’où peut-être la note finale fortissimo que lui asséna Davidsen, histoire sans doute de ne pas s’en laisser conter, sur quoi De Tommaso avait surenchéri avec Core’ingrato, chanson napolitaine que créa Caruso et que tous les ténors depuis lors essaient d’apprivoiser avec des bonheurs divers… On ne pouvait en rester là, et Davidsen était remontée au créneau avec « Heia, in den Bergen » extrait de Die Csárdásfürstin d’Emmerich Kálmán, plaçant quelques hyperaigües qu’elle gardait en réserve en guise d’ultimes estocades.
Épisode n° 2
On en était là, on avait écrit un papier morose, disant à peu près ce qu’on vient de lire. Quand survint un épisode imprévu.
Le lendemain, il était prévu d’aller entendre dans une autre belle église du Pays d’En-Haut, celle de Lauenen, un Winterreise par Andrè Schuen, dont on se faisait une fête. Hélas, malade, le jeune baryton annula, et l’on apprit que Freddie De Tommaso acceptait de le remplacer au pied levé dans un récital d’airs italiens.
On s’y rendit en traînant les pieds (sur le sol gelé par un hiver vaudois plutôt costaud cette année, c’était d’ailleurs la sagesse), mais dans un louable élan de conscience journalistique.
Libéré ?
Et ce fut tout autre chose, ce fut étonnant, déconcertant et un peu mystérieux. De quoi s’interroger sur l’exercice de la critique (raison un soir, erreur le lendemain) et sur l’art du chant : qu’est-ce qui fit que Freddie De Tommaso fut ce lendemain-là magnifique vocalement, à l’évidence beaucoup plus à son aise physiquement, lyrique et puissant, et comme libéré ?
Est-ce que l’espace plus large de cette nouvelle église, d’ailleurs plus confortable, l’avait mis d’une autre humeur, était-ce l’amusement et le défi d’un concert improvisé, est-ce que la présence marmoréenne de Miss Davidsen lui avait été pesante la veille, même si l’on nous affirme qu’ils s’entendent à merveille ?…
En tout cas, ce fut un autre chanteur, ou un chanteur retrouvé. Avis partagé, on le précise.
Il entra, suivi du fidèle James Baillieu, l’air conquérant et joyeux et commença par trois Verdi de belle facture.
Un air des Lombardi, « La mia letizia infondere », où d’emblée le timbre sembla plus homogène, et la ligne vocale conduite avec élan d’un bout à l’autre, puis l’air du duc de Mantoue où sa grande voix de ténor dramatique se fit allègre et jubilante, enfin l’air de Manrico « Ah si, ben mio », exactement dans ses couleurs, où il fut à la fois noblement tendre et justement pathétique, avec de belles inflexions, des allégements, des rallentandos, un sens de la respiration musicale et surtout une qualité d’émotion, un investissement personnel démontrant que quelque chose était en train de se passer. Sans parler de la beauté retrouvée du timbre et d’une vraie puissance bien différente du forcing du jour précédent.
Mais c’est avec les mélodies de Tosti qu’un autre pas fut franchi, des mélodies que le ténor dit aimer tout particulièrement. Si Ideale nous avait semblé la veille « pas aussi charmeur qu’on aurait aimé », ce fut ce soir-là tout l’inverse… La plénitude de la voix, son opulence, la respiration de la musique, un sourire dans la voix, sourire un peu triste, de beaux graves (De Tommaso fut d’abord baryton), des langueurs amoureuses, un passage en voix mixte, une ultime note aérienne filée longuement, un charme pour le coup irrésistible.
De Tommaso fit ensuite de Non t’amo piú un opéra en miniature. Où toute sa sensibilité se déploya. Très sobre, très sincère, il en fit quelque chose de grand et de douloureux, s’appuyant sur les mots, non pas grandiloquent mais puissant, avec quelque chose de désespéré et de tendre. Très beau.
Quant à Marechiare, ce fut jubilant, trépidant et brillant, La voix, d’une santé insolente, s’épanche avec une mâle vigueur, s’offre des fortissimo et des rutilances, dans une manière de bonheur mystérieusement retrouvé.
Nécessité d’un codicille
Cette ferveur, on l’entendra à nouveau dans un « Ch’ella mi creda » de La Fanciulla del West de grande envergure, avec de longs phrasés souverains, de l’éclat et cette « passione disperata » que réclamait Puccini, portée par une plénitude vocale totalement recouvrée.
Et le changement de couleur avec le bref extrait de la Bohème qui suivit n’en fut que plus étonnant. Non plus le drame, mais une juvénilité insouciante, une candeur sans mièvrerie, Rodolfo évoqué en quelques brèves mesures.
Retour à Naples avec un Dicitencello vuje d’un accent impeccable, nous disait une auditrice napolitaine. Cette mélodie dont on connaît des lectures de toutes sortes (on avouera ici un penchant pour celle, toute d’intimité, de Roberto Murolo), De Tommaso la chante de sa pleine voix de chanteur lyrique aux grands moyens, en assumant un dramatisme très opératique. Chaleur et ampleur exaltantes. Et une longueur de voix remarquable, depuis des graves charnus jusqu’à des aigus très faciles qu’on entendra s’envoler dans un « I te vurria vasa » langoureux à souhait.
Très instructif aussi de réentendre le lamento de Federico, dont De Tommaso avait donné la veille une belle interprétation, mais qui fut là encore plus habitée, encore plus complice avec le piano très attentif de James Baillieu, plus variée de couleurs et de sentiments, et d’un vérisme encore plus revendiqué ! D’une autorité magnifique.
Bref, on en sortit transporté. En se posant maintes questions sur ces êtres mystérieux que sont les chanteurs, et accessoirement sur cette activité étrange qu’est la critique.
Et résolu à ajouter ce codicille à nos vaticinations de la veille…