On attendait une Italienne, une vraie, comme le rôle-titre le laisse espérer. C’est-à-dire une Isabella, délurée, mutine, caracolante et triomphante. Marina de Liso le fut incontestablement en comédienne avisée et sûre de son pouvoir de séduction. En contralto un peu moins, si l’on estime sa personnalité vocale plus en adéquation avec le registre de mezzo. Mais qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse. La voix est bien faite, solide, élégante dans l’aigu. Le bas du registre est convaincant bien qu’il ne possède pas cette profondeur qui eut ajouté à la mélancolie du rôle (« Cruda sorte ! Amor tiranno »), à ses élans de passionaria (« Pensa alla patria, e intrepido »), voire à sa rouerie. Le timbre possède un incontestable charisme. Autant de qualités avérées ne sont néanmoins parvenues à faire de l’ombre à l’incroyable Lindoro de Sergey Romanovsky. Il remplaçait au pied levé le bel Italien du rôle tenu initialement par l’Américain Kenneth Tarver qui venait de jeter l’éponge. On l’aura compris le défi était de taille. La fameuse cavatine « Languir per una bella » déclenchait l’enthousiasme d’un public qui ne cessera de saluer chacune de ses apparitions. Ténor di grazia aux aigus sans tension et à la troublante voix de tête, il est tout aussi capable de descendre dans les graves sans perdre de sa brillance. Avec un naturel stupéfiant, il porte Lindoro bien au-delà du naïf amoureux de la commedia dell’arte qui inspire le soupirant d’Isabella. Mordant et netteté de la diction ne sont pas là les moindres qualités d’une longueur de voix, souple et homogène. Chez lui, le phénomène de séduction est immédiat car l’émission est naturelle tout comme l’agilité ne se limite pas à un exercice de style.
Mais peut-être que le plus grand talent de ce ténor venu du froid est de se distinguer des autres protagonistes sans les surclasser et encore moins les écraser. Courtoisie que l’on dira innée qui permet à Lorenzo Regazzo d’imposer la truculence de son Mustapha dont la bêtise le rendrait presque sympathique si la caricature ne masquait un tyran domestique et satrape sanguinaire de la pire espèce. Il sait colorer sa basse d’une faconde bouffe à la verve réjouissante. On peut lui savoir gré de ne pas outrepasser son potentiel de virilité et d’avoir su fort habilement jouer entre l’inquiétant pouvoir du dictateur et le grotesque de ses prétentions. Il atteint à un savant équilibre psychologique en évitant toute surcharge démagogique. On trouve là un commun dénominateur à cette distribution bien pensée. Ainsi de l’Elvira de Melody Louledjian, au soprano joliment coloré, vif et agile, servie par une technique exemplaire. On n’oubliera pas de saluer la verve de Tassis Christoyannis. Les seconds rôles rossiniens sont loin d’être les plus faciles à cerner. Le baryton grec campe un Taddeo matois, théâtral à souhait, et investi d’une inquiétante duplicité. Son émission chaleureuse et racée libère un grain d’une séduisante caractérisation, soutenue par une faconde qui ne se départit jamais d’une jubilatoire musicalité. Du bagou et de la faconde, Jean-Vincent Blot en a lui aussi à revendre pour entrer dans la peau d’Haly, savoureux factotum.
Autre acteur et non des moindres de cette réussite : Roberto Forès Veses. Le chef de l’Orchestre d’Auvergne éclaire avec une rare pertinence toutes les subtilités d’une partition plus complexe qu’il n’y parait et qui ne saurait se réduire à une pochade dont la consistance serait sa seule contagieuse pétulance. Il nous fait comprendre que c’est bien dans la maîtrise sans faillir des pupitres et la mise en œuvre intransigeante de la matière sonore que prend corps l’esprit de cette œuvre magistrale. Et c’est exactement sa direction attentive au jeu des nuances, son sens de la mise en valeur des contrastes et des volumes concertants qui fait la finesse de sa lecture. Celui que l’on prend souvent à tort pour un Offenbach transalpin n’était pas seulement un surdoué génialement inspiré nous fait comprendre Forès Veses. C’était d’abord un orfèvre de la rythmique, qui maniait en virtuose les équilibres polyphoniques vocaux, les effets de répétitions et les télescopages dramaturgiques d’apparence contradictoires. Génial escamoteur des conventions, le compositeur a trouvé un prestidigitateur à sa hauteur !
Aujourd’hui, Rossini aurait-il pu mettre en musique une « turquerie » aussi peu politiquement correcte ? La mise en scène de Nicola Berloffa flirte non sans humour entre second degré, ironie assumée, et critique si peu voilée (elle !) de traditions déjà regardée comme obscurantistes il y a deux siècles… En bref un manifeste pour la liberté. Toutes les libertés, sans restriction. Rossini a su le dire en musique !
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