Contemporain de Bécassine, Little Nemo in Slumberland est un peu à la bande dessinée ce que la Recherche du temps perdu est à la littérature : une exploration des plis et replis de l’inconscient menée avec une virtuosité stupéfiante. Les planches publiées par Winsor McCay dans la décennie qui précéda la Première Guerre mondiale ne cessent d’éblouir par l’inventivité de leur graphisme et l’audace onirique de leur scénario. Adapté en comédie musicale dès 1908, Little Nemo est également devenu un dessin animé en 1989. Il restait à en faire un opéra, excellente idée qu’ont eu le compositeur David Chaillou et ses librettistes, Olivier Balazuc et Arnaud Delalande. Excellente mais redoutable, car comment offrir un équivalent scénique de cet univers où tout est possible, et où peuvent se produire les métamorphoses les plus surprenantes, jusque dans le style même du dessin ? Le défi était de taille. Par son sujet (les rêves d’un petit garçon), Little Nemo semblait destiné aux chères têtes blondes, mais l’équipe a décidé, en accord avec Angers Nantes Opéra et l’Opéra de Dijon, coproducteurs de l’opération, de s’adresser à tous « à partir de 7 ans ». Malgré tout, le projet n’a pas été monté avec un faste hollywoodien : treize artistes sur scène, dix musiciens en fosse, c’est à la fois très peu pour un opéra et beaucoup pour un spectacle Jeune Public.
Sur le plan visuel, Little Nemo est une réussite, avant tout grâce au décor ingénieux et aux costumes extravagants de Bruno de Lavenère, qui a su s’inspirer de Winsor McCay sans renoncer à d’autres clins d’œil, comme celui qui consiste à faire de Flip un double du Joker de Batman. Grâce à lui, même sans effets spéciaux hollywoodiens, un grand escalier peut se changer en montgolfière, la scène peut soudain grouiller d’hommes-champignons ou de femmes-papillons, et l’on passe sans difficulté du monde de la lune au royaume du sommeil. Dommage quand même que l’on n’ait pas tenté d’habiller les machinistes comme la population de Slumberland, cela aurait contribué à la magie du spectacle.
© Jeff Rabillon
Sur le plan musical, le résultat n’est peut-être pas à la hauteur des attentes. On voudrait une partition qui suscite l’émerveillement, qui étonne, qui vous mette la tête à l’envers. D’un autre côté, le genre « opéra pour enfants » a aussi ses exigences, notamment en termes d’accessibilité. Hélas, la musique de David Chaillou n’est ni vraiment mémorable, ni très mémorisable, et ne produit sur l’auditeur aucun effet spécial. Elle s’efface un peu trop souvent devant la parole, même si le rôle parlé de Bonbon (excellent Cyril Rabbath) inclut paradoxalement un peu de chanté. Dans la fosse, où Philippe Nahon dirige son ensemble Ars Nova avec son habituel dévouement envers les œuvres contemporaines, c’est le piano et les percussions qui dominent, au point de faire presque disparaître le quatuor à cordes. Quant à la sonorisation, elle instaure un déséquilibre entre l’orchestre et les voix, en particulier celles des six choristes qui peinent à se faire entendre.
Parmi les solistes, Chloé Briot est évidemment le pilier de toute l’entreprise. Habituée aux rôles d’enfants (Yniold, Oberto…), la mezzo trouve ici un personnage plus développé qu’à l’ordinaire, et dans lequel elle est une fois de plus totalement crédible. On regrette seulement que la partition lui impose parfois de chanter son texte à une vitesse telle qu’il cesse d’être intelligible. Autre protagoniste essentiel, Richard Rittelmann est un Flip déchaîné et inquiétant, mais qui a lui aussi autant, sinon plus, à parler qu’à chanter ; cela dit, la partition semble à de nombreux moments bien trop grave pour lui, ce à quoi il aurait dû être possible de remédier en cours de répétitions. Hadhoum Tunc a la grâce de la Princesse qu’idolâtre Nemo, et l’on aurait voulu que le personnage inspire au compositeur une musique plus virtuose. Méforme passagère ou trop parfaite incarnation de Morphée, Bertrand Bontoux campe un roi lymphatique et souvent à peine audible. Florian Cafiero, lui, virevolte dans les trois rôles qui lui sont confiés, trop courts pour mettre en valeur son timbre de ténor.
Prochaines représentations : 18 et 21 janvier à Nantes, puis les 2, 3 et 4 février à Dijon, les 21 et 23 mars à Angers