« Perdre un parent peut être considéré comme un malheur, mais perdre les deux, cela ressemble à de l’étourderie ». Ce bon mot d’Oscar Wilde vaut aussi pour les heldenténors, et c’est exactement ce qui est arrivé à l’Opéra du Rhin. Avant que le rideau se lève sur ce Tannhäuser, Marc Clémeur, directeur de l’institution, est venu faire une annonce : la mauvaise nouvelle était que le titulaire du rôle-titre, déjà malade lors de la générale, allait mieux même s’il n’était pas totalement remis. Durant le premier acte, le public comprit que la situation n’était pas seulement grave, mais désespérée : un Tannhäuser obligé de transposer à l’octave inférieure la plupart des phrases dès le deuxième couplet des louanges à Vénus, et de chanter en falsetto toutes les notes aiguës de son affrontement avec la déesse, cela surprend toujours. Après l’entracte, Marc Clémeur revenait devant le rideau, pour une deuxième annonce : la ténor était plus malade qu’il ne l’avait cru. On l’avait remarqué. Hélas, sa doublure habitant Karlsruhe étant injoignable (hilarité du public), deux solutions étaient envisageables : arrêter le spectacle après ce premier acte (grommellements du public) ou poursuivre avec un Tannhäuser qui « marquerait » simplement le rôle (applaudissements). Dans ces conditions, s’il s’avère tout bonnement impossible de juger de la prestation de Scott McAllister, qu’on remercie d’avoir permis à la représentation de se poursuivre, et auquel on souhaite un prompt rétablissement ; on retiendra son expressivité constante, en dépit d’un certain manque de prestance scénique, peut-être lié à la maladie. On ne peut malgré tout s’empêcher de trouver bien légère l’attitude de la direction de l’Opéra de Strasbourg, qui n’a pas cru bon de s’assurer au préalable que le remplaçant était toujours disponible, au cas où. Quant au reste de la distribution, il réserve plusieurs satisfactions, mais que dire d’un Tannhäuser sans Tannhäuser ? Les chœurs, surtout les voix d’hommes, très sollicitées, assurent solidement leur tâche. Odile Hinderer est un pâtre exquis, les chevaliers forment un harmonieux quatuor, et Kristinn Sigmundsson a quelques heures de vol dans ces rôles de basse wagnérienne, ce dont on ne s’aperçoit qu’au détour de certains aigus un peu moins colorés. Jochen Kupfer surprend au départ, car on a peu l’habitude d’entendre en Wolfram des voix aussi légères : le moelleux viendra sans doute avec le temps. Pour l’avoir vue à l’Opéra de Paris, on connaissait déjà la Vénus de Béatrice Uria-Monzon : son vibrato caractéristique est moins gênant dans cette partition que dans d’autre, et l’ardeur du chant convient au personnage. Barbara Haveman est une gracieuse Elisabeth, scéniquement tout à fait crédible en très jeune fille, mais la voix, ample, n’est pas toujours exempte de dureté dans l’émission, ce qui prive un peu son « Dich, teure Halle » de l’émerveillement adolescent qu’il est censé refléter. Cueilli à froid par l’ouverture, l’Orchestre philharmonique de Strasbourg se réchauffe bientôt et livre notamment un superbe troisième acte, sous la direction très équilibrée du jeune chef allemand Constantin Trinks, qui dirigeait en décembre à Berlin son premier Tannhäuser.
Hélas, il faut aussi parler du spectacle réglé par Keith Warner. Connu pour son Lohengrin de Bayreuth et pour sa Tétralogie récemment reprise à Covent Garden, le metteur en scène britannique n’a rien d’un débutant, mais cette production, incohérente et souvent ridicule, pèche par un excès de bonnes intentions pas forcément très originales. Tannhäuser au lupanar, ce n’est pas la première fois qu’on nous le montre : le Venusberg ressemble un peu au « Salon de la rue des Moulins » cher à Toulouse-Lautrec, maison-close propice au voyeurisme (des bourgeois en haut-de-forme admirent du haut d’un balcon les ébats des pensionnaires), où une gigantesque toile, détournant le célèbre Nymphes et satyre de Bouguereau s’anime bien vite, les créatures peintes étant remplacées par des danseurs (en maillot académique, étrange pudibonderie sur une scène qui ne redoutait pas tant la nudité dans Les Huguenots, la saison dernière). Aussi rousse que la montre Burne-Jones dans son Laus Veneris, Vénus est une créature mi-préraphaélite, mi-klimtienne. Hélas, ce qui frappe d’emblée, c’est l’absence de direction d’acteurs, qui contraint les chanteurs à se rabattre sur un répertoire limité de gestes stéréotypés, bras écartés, tendus en avant ou en posture suppliante, la pauvre Béatrice Uria-Monzon passant tout l’acte à faire des effets de voile à chaque pas. Là-dedans surgit un enfant, dont on ignore qui il peut bien être : Tannhäuser vingt ans avant ? L’incarnation de l’innocence ? Le fils illégitime d’Elisabeth, comme on le supposait autour de moi ? On le reverra au deuxième acte, curieusement introduit dans la fête par Vénus. Les chevaliers sont d’abord de joyeux chasseurs exhibant leurs victimes, avant de devenir de fiers soldats en pantalon garance, sabre au côté. La Wartburg devient un peu le cercle des officiers de quelque principauté allemande avant 1914, où les dames, toutes en blanc, sont autant de clones d’Elisabeth. L’entrée des invités donnent lieu à des allées et venues sans intérêt et à des gestes absurdes (les messieurs soulèvent leur chaise au-dessus de leur tête, comme s’ils allaient tout casser). Cette militarisation de l’atmosphère générale se poursuit au dernier acte, quand les pèlerins reviennent non pas de Rome, mais du front : leur apparition initiale, en long pardessus feldgrau, avait mis la puce à l’oreille, mais leur retour se transforme en défilé de gueules cassées ayant survécu à l’enfer des trachées. Evidemment, il ne saurait plus être question de Rédemption ou de Foi dans ce contexte : après sa prière, Elisabeth se pend à l’arbre le plus proche. A moins que l’œil de Dieu n’ait été symbolisé par ce bidule qui surplombe la scène tout au long du spectacle, d’abord plafonnier du bordel, puis machine à téléportation censée emmener Tannhäuser à Rome à la fin du deuxième acte, et finalement substitut à la crosse du pape, quand l’engin est éclairé d’une lumière verte, et que le héros y grimpe pour rejoindre une Elisabeth apparue tête en bas, sommet du grotesque qui n’a d’égal que l’escalade à laquelle s’adonnaient Chénier et Madeleine de Coigny à la fin de l’Andrea Chenier de Bastille, une référence en matière de ringardise scénique.