« Zázrak! Vskutku třeba říci, že zázrak. » [« Un miracle, Vraiment, ce qu’il faut dire c’est: un miracle! »]. Tels sont les mots qui ouvrent Kát’a Kabanová (Kudrjáš). C’est également l’impression que l’on éprouve en sortant du Théâtre Royal de La Monnaie à l’issue de cette représentation d’une qualité exceptionnelle, estomaqué que l’on est par cette œuvre que l’on connaît pourtant par cœur.
La mise en scène d’Andrea Breth est d’une intelligence fine et d’une efficacité redoutable. Située dans un décor qui évoque ce qu’on imagine être village délabré et abandonné de la Russie profonde (peut-être après une guerre, une explosion nucléaire ou autre chose) – probablement l’élément le moins original de la production – elle vise l’essentiel tout en étant d’une violence psychologique sans concession. Voyez la manière dont Dikoj se sert de Boris comme un repose pieds, comme il crache au visage de Glaša, comme Tikhon est infantilisé à l’extrême lorsque sa mère lui fait enlever son pantalon pour le laver dans une bassine métallique mais comme il se saoule et maltraite les autres une fois celle-ci partie, comme Katia passe son temps recroquevillée dans un réfrigérateur, comme la relation entre Kujdráš et Varvara semble purement sexuelle (cette dernière éclate en sanglots en entendant l’amour exprimé par Katia et Boris) etc. La Volga est ici symbolisée par un poisson rouge dans un sac en plastique que porte Kudrjáš en arrivant sur scène et qui finira par se percer et laisser couler l’eau qu’il contient lors de la mort de Katia. Autre symbole « aquatique », la baignoire dans laquelle l’héroïne finira par se trancher les veines. Une lecture infiniment désespérée, désabusée qui prend le spectateur à la gorge pour le laisser hébété lorsque les lumières de la salle se rallument brusquement après l’accord final de l’opéra –le prélude avait commencé dans le noir le plus total.
Certes, on trouvera certaines inadéquations avec les didascalies du livret. La plus importante est probablement la scène de couture du début de l’acte II transformée en un repas pendant une averse qui annonce peut-être la tempête. Kabanicha, sensée momentanément sortir de scène reste là, immobile, figée, autant absente que présente, et entend inconsciemment les plans de Varvara et Katia, ce qui la rend encore plus ouvertement complice du drame. Souvent rapprochée de Jenůfa (Jenůfa= Katia, la Sacristine= Kabanicha), Kát’a Kabanová est moins riche, moins complexe et élaborée sur le plan dramaturgique. La présente mise en scène comble sans peine ce « fossé ». Pour mieux emmener cette vision des plus noires, les trois actes sont enchaînés, sans pause, sans applaudissements et sans l’Intermezzo II (acte II)1. Le drame progresse à une allure qui semble inexorable. Rien ne l’arrêtera.
Evelyn Herlitzius est une Katia fascinante. On passera outre les rares et insignifiantes imperfections techniques (certains aigus dans des contorsions improbables imposées par Breth) pour insister sur sa puissante incarnation de l’héroïne – d’autant plus remarquable qu’il s’agit d’une prise de rôle. Toutes les facettes du personnage sont explorées, de sa déchirante mélancolie à son attente de la mort en passant par la sensualité de son amour pour Boris. Inutile de dire qu’elle porte l’œuvre à bout de bras, aidée par une distribution remarquablement homogène. Soulignons la présence scénique incroyable de Renée Morloc (Kabanicha), la noblesse du Boris de Kurt Streit (dont l’intelligibilité du tchèque est exemplaire) ou encore le charme irrésistible de la Varvara de Natascha Petrinsky que l’on finit même par trouver un peu trop charismatique pour le rôle (quelle facilité de projection !)…
L’autre miracle se trouve dans la fosse. Annoncé dans les spots publicitaires diffusés sur Musiq3 (RTBF) comme un « jeune prodige », Leo Hussain se devait d’impressionner dans cette partition qu’il dirige ici pour la première fois. Le moins que l’on puisse écrire est qu’il y arrive sans peine. Sous sa baguette, l’orchestre de la maison est galvanisé comme nous ne l’avions personnellement plus entendu depuis l’Elektra dirigée par Kazushi Ono en… 2002 ! Hussain en fait un personnage supplémentaire de l’œuvre, comme un narrateur qui nous raconterait cette histoire à laquelle il aurait assisté dans un passé indéterminé. Et lorsqu’on croit que le chef a tiré le maximum de couleurs et de puissance de son effectif, il nous impressionne encore, dans la manière par exemple dont il fait exploser le maestoso fortissimo de la fin de l’acte I. Sa prestation est, effectivement, prodigieuse. Il n’y a pas d’autre mot. Quel choc !
1 Janáček ajouta les deux intermezzos en 1927.